Un maire de Montréal aux prises avec un réseau d'aqueduc caduc responsable d'importantes fuites d'eau potable et avec un homme d'affaires lui proposant de régler tous ses problèmes en lui faisant signer un séduisant contrat. Une entreprise pharmaceutique magouillant pour devenir l'unique source d'un vaccin indispensable pour la survie de l'humanité. Une population mondiale en train de mourir de faim, alors que la planète crie elle aussi famine. Des écoterroristes s'en prenant autant aux champs de blé et aux glaciers des pôles, qu'aux raffineries et à la qualité de l'air. Des intégristes musulmans détruisant les symboles de la décadence occidentale, des églises aux bibliothèques. Et des journalistes propageant les mauvaises nouvelles, et allant même jusqu'à s'acharner sur quelques personnalités bien ciblées afin de les mettre dans l'embarras.

Bienvenue dans le troublant monde des Gestionnaires de l'apocalypse de Jean-Jacques Pelletier. Un monde criant d'actualité et pourtant élaboré il y a 10 ans, avec la parution du premier titre de sa tétralogie, La Chair disparue, mais dont certains personnages (la mystérieuse F, entre autres) existent depuis L'Homme trafiqué, publié en 1987. Une série de romans de politique-fiction qui arrive à sa conclusion avec la publication, la semaine prochaine, de son ultime volet se déclinant en deux tomes de plus de 800 pages chacun: La Faim de la Terre.

Pendant que F et Léonidas Fogg - les ennemis jurés de toujours - semblent avoir uni leurs forces, leurs troupes respectives (réunies au sein de l'Institut et du Consortium) continuent néanmoins à contrecarrer ou faire avancer, selon les convictions de chacun, les plans des écoterroristes, des intégristes musulmans et d'une tentaculaire et dangereuse entité se cachant derrière eux, le Cénacle. Car un groupe d'hommes et de femmes «élus» et s'érigeant comme les protecteurs de la planète, entreprend de déclencher la fin du monde, par l'entremise des quatre cavaliers de l'apocalypse et en s'attaquant aux quatre éléments (la terre, l'eau, l'air et le feu). Leur but: éliminer une partie de la population en l'affamant, notamment, pour ensuite, bien à l'abri du chaos, contrôler l'émergence d'une nouvelle humanité.

Depuis près de 20 ans, Jean-Jacques Pelletier bâtit une oeuvre colossale par laquelle l'ancien professeur de philosophie de Lévis et spécialiste de la gestion des caisses de retraite aspire à soulever des questions fondamentales sur notre société.

La forme éclatée et non conventionnelle de ses romans s'est précisée lors de la mise en chantier de La Chair disparue, en 1998. «J'avais envie de mettre en scène un homme aux multiples personnalités et des motards zen, mais aussi de parler d'art organique, entre autres. Pour intégrer des idées aussi diverses, j'ai conçu une structure morcelée, qui me permettait d'inscrire des extraits de manchettes, par exemple, dans le développement de l'action ou de la pensée d'un personnage, soutient l'auteur. Ça explique aussi le principe des poupées gigognes que j'ai appliqué à la série: le roman suivant se trouvait toujours à englober le précédent, à poursuivre non seulement l'action, mais aussi à développer, à pousser les pistes de réflexion et la portée des gestes posés.»

Le montreur d'images

Si les préoccupations philosophiques sont donc inévitablement plus importantes dans cette conclusion du cycle des Gestionnaires de l'apocalypse, il se défend bien de développer une thèse et de répondre aux nombreuses questions qu'il soulève.

Au contraire, Jean-Jacques Pelletier s'y fait d'une lucidité troublante, doublée d'un humour cynique. Il n'hésite donc pas à faire faire bombance à Théberge dans des restos parisiens, alors que plusieurs meurent de faim autour de lui.

«C'est là toute la contradiction de notre société, mentionne-t-il. Il y a quelque chose d'étrangement ironique à écrire ainsi sur la faim dans une société où on a plutôt des problèmes d'obésité. Pour moi, autant que pour le lecteur, le roman est justement une provocation à penser. La fiction sert aussi à apprivoiser ce qui nous inquiète le plus.»

C'est donc de plus en plus consciemment que l'auteur a mis en scène certains discours collectifs (religieux, politique, voire économique) et autres logiques de pouvoir et d'intérêt, pour en montrer les effets.

«Je me considère comme un montreur d'images, de choses qu'on ne prend pas ou plus le temps de regarder. J'espère amener les gens à être plus critiques par rapport non pas à ce qu'ils pensent qui se passe, mais bien à ce qui se passe, point. C'est pour ça que je mets en relation des éléments qu'a priori plusieurs ne penseraient pas à mettre en relation: pour donner envie aux gens de créer eux aussi des liens entre les nouvelles qu'ils lisent ou entendent, pour lutter contre le morcellement de l'information, de notre mémoire, de notre capacité à communiquer vraiment les uns avec les autres.»

De Killmore à Victor Prose

Dans cette suite à La Chair disparue, L'Argent du monde (2001) et Le Bien des autres (2003), le lecteur renouera, aux côtés de F, avec les membres de l'Institut, incluant Hurt (et ses multiples personnalités nées à la suite de la mort cruelle de ses enfants), Blunt, Théberge, Dominique et Chamane, et, sous les ordres de Fogg, au sein du Consortium, de Skinner, Daggerman et Jessyca Hunter. Certains n'échapperont pas à l'escalade de violence à laquelle ils sont confrontés ou dont ils sont partie prenante.

«C'était inévitable, fait valoir Jean-Jacques Pelletier. Je ne ressusciterai pas les morts, mais je ne dis pas que certains survivants ne referont pas surface dans d'autres romans, plus tard.»

Le public fera aussi la connaissance de Lord Hadrian Killmore, le commanditaire du Consortium, un des rares nouveaux visages cruciaux de La Faim de la Terre. Et celui dont le discours inquiète le plus Jean-Jacques Pelletier.

«Je crains qu'on en vienne à prendre au sérieux des raisonnements comme le sien, qui, bien que basés sur des analyses très justes des enjeux, proposent des solutions avec lesquelles nous ne pouvons pas être d'accord. Il existe pourtant des groupes écologiques extrémistes qui, à l'instar de Killmore, considèrent que la seule façon de régler la question environnementale, c'est d'éradiquer une partie de l'humanité, souligne l'auteur. Les gens qui finissent par ne plus croire en leurs institutions, par considérer qu'elles ne font pas leur boulot correctement, peuvent devenir très tentés de faire le ménage eux-mêmes. Hurt illustre bien, d'ailleurs, ce qu'une personne convaincue d'avoir raison peut causer comme torts irréparables. Car rien n'est jamais tout à fait blanc ou noir, comme le prouvent les positions de F et de Fogg, les gestes qu'ils ont accepté de poser pour parvenir à leurs fins.»

Le lecteur croisera aussi en cours de route Victor Prose.

«Mon plus grand plaisir a été de travailler ce personnage qui, au départ, ne devait être qu'anecdotique, un expert comme un autre, s'exprimant sur un sujet donné, à un moment précis, et qui avait seulement eu le malheur de connaître l'une des scientifiques tuées dans le premier tome de La Faim de la Terre à cause de la teneur de ses recherches, raconte Jean-Jacques Pelletier. Prose s'est toutefois imposé, en cours d'écriture, au point de devenir presque central. Comme il est observateur avant d'être acteur, il me donnait l'occasion d'un certain recul par rapport aux événements.»

Faute de temps, l'auteur n'a cependant pas pu réaliser l'un de ses souhaits: lancer parallèlement - sous le nom de Victor Prose, justement, et chez un autre éditeur - le fameux essai intitulé Les Taupes frénétiques que son personnage a signé, dans La Faim de la Terre.

«C'est la prochaine étape, toutefois, confirme Jean-Jacques Pelletier. J'ai envie de réfléchir sur notre façon de voir de plus en plus à court terme. Il ne faut pas oublier qu'hier n'est pas le passé et qu'aujourd'hui n'est pas l'avenir, malgré ce que voudraient bien nous faire croire certains slogans. Dans un tel raccourcissement des horizons, et à une époque où le plus grand problème de l'ordinateur est le manque de mémoire, tout peut rapidement devenir extrême. Et ça aussi, ça m'inquiète.»

vlessard@ledroit.com