Le soleil tape sur la carcasse du train qui gît immobile au beau milieu du désert de Nubie. Nous sommes dans de beaux draps. Quand je regarde autour, je me demande sérieusement de quel côté vont arriver les secours. À gauche, du sable. À droite, du sable. Devant, du sable. Et derrière, je vous laisse deviner! Y'a rien comme un bon défi intellectuel le samedi matin (ne vous en faites pas, je vous donnerai des indices tout au long de la chronique).

Heureusement, le wagon qui a déraillé n'a pas basculé. Il est sorti de ses gonds et a détruit les traverses de bois sur un bon 500 mètres. Mais il demeure debout. Juste pas au bon endroit.

Le plus important, c'est que personne n'a été blessé. J'interpelle Modi, mon nouvel ami, qui vient de Juba, dans le sud du Soudan.

Qu'est-ce qu'on fait maintenant, Modi?

Modi hausse les épaules.

On se met tous ensemble, on soulève le wagon et on le replace sur les rails!

T'es fou? Ça doit peser au moins 50 tonnes, c'te machin-là!

Modi ricane.

Viens donc manger des dattes.

Nous sortons. Dehors, des passagers, assis (sur le sable) à l'ombre des wagons, s'installent pour le petit-déjeuner; d'autres font déjà la sieste, comme si tout cela n'était pas bien grave. Personne ne panique. Il n'y a aucun signe d'impatience. La vie s'est arrêtée ici? Soit! On ne va surtout pas la bousculer.

Modi marche (dans le sable) en direction du soleil.

Je le suis. L'astre m'aveugle. Au loin, ce qui apparaît comme une oasis me rappelle que dans le désert, il y a des mirages...

Qu'est-ce que t'en sais, qu'il y a des dattes là-bas, Modi?

Je les vois d'ici.

Pas moi.

C'est parce que tu ne sais pas regarder.

Tu es trop blanc pour un endroit comme celui-ci.

Trop blanc! Ah, toi, mon Modi. C'est peut-être aussi parce que j'ai oublié mes lunettes dans le wagon?

Nous grimpons une butte (de sable).

Maintenant, tu les vois?

Wow. De beaux gros fruits jaunes et bruns pendent par grappes énormes à des arbres au tronc puissant. Des fleurs poussent à leurs pieds. Des oiseaux chantent. Et pour compléter le tableau, un ruisseau parcourt le jardin miraculeux, où je ne serais pas surpris de voir apparaître Adam et Ève... Des enfants hilares s'y baignent. L'eau me semble profonde, et on dirait qu'il n'y a pas de papas ou de mamans pour les surveiller. Ça m'inquiète un peu. Modi m'offre une explication.

Tu vois, Bruno, au Soudan, les enfants sont à tout le monde. Nous sommes tous responsables de leur bien-être et de leur sécurité. L'adulte, pour le jeune, n'est pas un étranger. On l'écoute et on l'apprécie. Qui qu'il soit. T'as vu dans le train comme les petits ont du plaisir avec toi?

Effectivement, je crois être devenu la mascotte qu'on s'amuse à bombarder de coups de pieds. Mais c'est fait sans malice, précisons-le.

Et tu crois vraiment, Bruno, que personne ne surveille ces enfants?

À part nous deux, je ne vois pas grand monde.

Bien. C'est donc à nous deux de les surveiller.

Aaaaah... Quand on parle de la pauvreté du continent noir, on oublie trop souvent d'évoquer les grandes richesses du peuple africain: la patience, la générosité, et ma foi, une jolie sagesse...

Modi décide de rentrer au train avec un sac plein de dattes à distribuer. Je le laisse aller. C'est trop beau ici. C'est l'Éden. Je m'allonge (sur le sable) sous un dattier. Je n'ai qu'une envie. De le regarder pousser. De voir la vie germer et de tendre les bras au ciel, en hommage à l'Éternel.

Cinq minutes plus tard, faut que je me lève, parce que les mouches et les fourmis me rendent fou. Et parce que j'ai une soudaine peur paranoïaque des serpents...

Maudit que je suis blanc!