Le camembert est-il normand? Le fromage à pâte molle, emblème planétaire du «french way of life» avec la baguette de pain et le vin rouge, est en passe de régler son problème identitaire, après des années d'une guerre aussi gauloise que mondialisée.

La bataille, c'est celle qui oppose en Normandie depuis près de dix ans industriels laitiers et petits producteurs autour du mode de fabrication du moelleux fromage.

Les petits producteurs défendent farouchement l'appellation d'origine protégée (AOP) dont bénéficie le «camembert de Normandie», comme 44 fromages en France, allant (par ordre alphabétique) de l'Abondance en Haute-Savoie au fromage de chèvre Valençay dans le Berry.

Pour appartenir au club AOP, qui lui permet d'être vendu plus cher, le «camembert de Normandie» doit respecter un strict cahier des charges: réalisé à base de lait cru provenant à 50% de vaches de race normande sur une aire géographique délimitée à trois départements: Calvados, Manche, Orne, ainsi que la frange occidentale de l'Eure.

Quelque 5000 tonnes de cet AOP sont produites chaque année. Reconnu comme le seul vrai camembert par les gastronomes et vendu aussi dans les pays limitrophes pour un chiffre d'affaires d'un peu plus de 43 millions d'euros, il emploie 1400 personnes.

Mais en face, les géants de la laiterie française produisent dans leurs usines - de Normandie aussi - quelque 60 000 tonnes de camemberts industriels non AOP, vendus en grande distribution ou à l'étranger. Quelque 8000 autres tonnes sont produites hors de Normandie.

La plupart sont réalisés à base de lait pasteurisé, pour faciliter l'exportation vers des pays comme les États-Unis qui interdisent les pâtes au lait cru par crainte de la dangereuse listeria.

«Une situation plus tenable»

Or jusqu'à présent, les camemberts industriels venant d'usines normandes ont eu le droit d'inscrire «fabriqué en Normandie» sur leurs étiquettes, bénéficiant ainsi de l'image de l'AOP sans en avoir les contraintes, et entretenant la confusion dans l'esprit des consommateurs qui ne savent plus à quel camembert normand se fier.

Les AOP ont d'ailleurs répliqué en assignant en 2012 les Lactalis, Bongrain et autres Isigny-Sainte-Mère en justice pour qu'ils retirent cette mention jugée abusive: «Rien ne leur interdit d'utiliser de la poudre de lait néo-zélandaise», s'inquiète dans le quotidien Ouest France Patrick Mercier, président de l'organisme Camembert de Normandie, qui avait saisi la justice en 2012.

«Le "fabriqué en Normandie" n'est pas une appellation d'origine, mais les industriels ont bénéficié d'une tolérance pour laisser le temps à la profession de s'organiser collectivement» reconnaît Jean-Luc Dairien, directeur de l'Inao, l'Institut national de l'origine et de la qualité qui gère AOP et AOC en France.

En mai et juillet, l'Inao a réuni les acteurs de la filière à Caen: «Nous leur avons dit que la situation n'était plus tenable» dit M. Dairien à l'AFP.

«Cette tolérance pourrait être utilisée contre nous dans les négociations de l'accord international TIPP (Tafta). On pourrait nous accuser d'être plus tolérant en interne sur la rigueur des AOP qu'en externe» dit M. Dairien: «Et comme le camembert est un produit emblématique de l'alimentation française, nous devons y être très attentif».

D'ici la prochaine réunion en septembre, une solution doit être trouvée pour lever l'ambiguïté.

Pour la première fois après des années de «tension maximale» entre les deux camps, Gerard Calbrix, directeur des affaires économiques de l'Association de la Transformation laitière (Atla), qui réunit industriels et coopératives, se dit «optimiste».

La raison? Le principal fabricant d'AOP, Graindorge, qui a mené une bataille féroce pour défendre le lait cru face au pasteurisé, vient d'être racheté en juin... par le principal industriel, Lactalis.

«Ce rachat change complètement la donne, car pour la première fois un des grands acteurs se retrouve des deux côtés de la barrière» dit M. Calbrix.

«Plusieurs pistes sont à l'étude» dit M. Dairien. L'une des portes de sortie serait la création pour le camembert industriel d'une «IGP» (indication géographique protégée), qui garantit l'origine tout en allégeant les contraintes de fabrication.

«Le temps a permis de confirmer que les deux camemberts doivent coexister sur les deux marchés dans l'intérêt de toute la Normandie», dit-il.

Ne reste plus qu'à régler le problème le plus délicat. Par quoi remplacer le mot «Normandie» sur l'étiquette?