En sortant de BC Place où j'étais allé assister à cette hallucinante remise de médailles - voir plus loin -, au coin de Beatty et Robson, sur le trottoir, devant la maison du Manitoba, sur l'écran géant, du patinage de vitesse longue piste, le 500 mètres. Jeremy Wotherspoon réussira-t-il ses adieux?

Qu'est-ce qu'il a fait, Wotherspoon?

Bête comme tout, le type me répond: tu ne vois pas que c'est pas fini?

Mais si c'est fini, je lui réponds. Tu ne vois pas que c'est en reprise? Je suis sûr de mon coup parce que la finale du 500 a commencé à trois heures et demie de l'après-midi, ça se peut pas que ce ne soit pas fini, il est huit heures du soir...

C'est seulement beaucoup plus tard que j'ai su que la Zamboni avait fucké à l'Anneau de glace, que la compétition avait été interrompue pendant près de trois heures, c'était bien en direct sur l'écran géant, pas en reprise. Si ça continue à aller tout croche comme ça, ces Jeux pourraient bien être pires que ceux de Montréal et peut-être même, le boutte du boutte, pires que ceux d'Atlanta.

Récapitulons. Le mort. La colonne qui n'a pas levé. La pluie, le brouillard, tout sauf de la neige à Cypress. Cela ne va guère mieux à Whistler. La Zamboni qui déconne à l'Anneau. La polémique du français. Les spectateurs remboursés. Ça accroche partout.

Le Guardian, journal très sérieux de Londres, écrit déjà, the worst ever. Méfiez-nous tout de même des Anglais. Ils trouvent le Canada plate anyway. Je me souviens d'un championnat du monde d'athlétisme à Edmonton en 2002, un des mieux organisés que j'ai couverts, le Daily Telegraph, autre journal de bonne tenue de Londres, avait écrit des horreurs; le journaliste datait ses textes de «Deadmonton», ce qui n'est pas faux, mais ne rendait pas justice à ces championnats irréprochables.

Ici aussi peut-être bien, ici aussi on est peut-être injuste. Ces Jeux pour l'instant ne sont pas si nuls. Des accrocs, une météo épouvantable, et pourtant de l'ambiance. C'est plus rare qu'on le croit, de l'ambiance aux Jeux. Il n'y en avait pas à Athènes ni à Pékin, encore moins à Turin. Ici oui. Même s'ils sont tous costumés «en Canada» et en «rouge-ça-bouge», la fête n'est pas chauvine. Pas encore du moins. Il y a dans l'air quelque chose de familial, de bon enfant, les locaux qu'on me disait un peu snobs sont remarquablement aimables avec les visiteurs.

J'ai trouvé une place à la terrasse du Café-crêpes, au coin de Robson et Granville, à la table d'un jeune couple de banlieusards, des gens de Whalley; lui travaille en garderie, elle est institutrice au primaire, deux enfants. Pas de billet pour les compétitions, lui serait bien allé au ski de fond s'il avait pu en trouver. Revenaient comme moi de la cérémonie de remise des médailles à BC Place. Ils voulaient absolument voir Bilodeau, elle surtout.

Vous le trouvez sympathique?

Plus que sympathique.

Ah oui?

À cause de Frédéric son frère atteint de paralysie cérébrale.

Vous avez des proches qui...

Non. Juste comme citoyenne. On ne le réalise pas encore, mais la façon dont Alex, au pied de la pente, a spontanément pris son frère handicapé dans ses bras, et comment il l'a tout de suite associé à sa gloire devant les médias, est un événement immense. Beaucoup plus grand que sa victoire. L'image de ces deux frères embrassés, celui qui n'a rien et qui, pourtant, inspire celui qui a tout, l'amour évident qu'ils se portent, cette image va aider les personnes atteintes de paralysie cérébrale plus que toutes les campagnes, les téléthons et autre semaine de la paralysie cérébrale.

Mon dieu, vous êtes presque en train de me dire qu'Alex Bilodeau, en plus de gagner une médaille d'or, a fait faire un petit pas à la société?

Exactement.

Vous allez montrer la vidéo de sa victoire à vos enfants à l'école?

Jeudi matin! Je peux vous dire quelque chose?

Vous allez me dire que je mets trop de sucre sur ma crêpe, je le vois dans votre regard qui ne quitte pas mes mains.

C'est le sixième sachet que vous déchirez, vous le savez?

Faut pas les compter. C'est ça qui rend malade.

Fétichisme

Avant on remettait les médailles à la fin de chaque épreuve. Maintenant on leur donne un bouquet vite fait. Les médailles sont remises à BC Place, le lendemain ou le jour même, à une cérémonie dite cérémonie des médailles que tout le monde a l'air de trouver normale.

C'tu moi qui suis fou?

Il devait y avoir 20 000 spectateurs à BC Place. Quand je suis arrivé, le groupe Mes Aïeux jouait mon arrière-grand-père, na-nanana-nana. J'ai failli m'en aller, mais j'arrivais de la place de la Francophonie d'où m'avait déjà chassé Garou, je n'étais pas pour me sauver encore une autre fois, après tout je suis ici pour travailler, pas souffrir je veux dire, pas pour m'amuser.

Beaucoup d'adolescentes avec des anneaux dans la lèvre, dans la narine, dans le sourcil, toutes venues pour Alexandre Bilodeau. La dernière fois que j'ai entendu des adolescentes crier aussi aigu, c'était pour les Backstreet Boys au Centre Bell.

Après Bilodeau, on a remis - sur écran géant parce que cela se passait à Whistler - les médailles du ski de fond femmes et hommes, de la descente hommes, et de la luge.

Dites-moi, docteur, est-ce que je suis fucké? Je-ne-com-prends-pas.

Les gens achètent des billets à 25$ pour aller assister à une soirée de remise de médailles? Deux adultes, deux enfants, 100$ pour aller, un lundi soir, à BC Place, entendre l'hymne national suisse deux fois, l'hymne national suédois, l'hymne national allemand. Et Bilodeau, oui. Mais il n'y aura pas de Bilodeau tous les soirs. Les gens vibrent vraiment à entendre l'hymne national suisse: Les beautés de la patrie\Parlent à l'âme attendrie, vous aimez ça pour vrai?

Sont-ils tous devenus fous, docteur, ou c'est moi?

Six polices montées dans leur costume folklorique apportent le drapeau olympique. Le hissent au mât. La fanfare joue l'hymne olympique. Un bénévole me fait signe d'ôter ma casquette. S'cusez-moi. Les champions viennent saluer. On leur passe la médaille, ils la mordent pour les photographes. Suivants. On recommence. Six fois comme ça.

Ce n'est pas comme une soirée de remise des oscars. On sait déjà qui a gagné. Qu'est-ce qu'on fait là? Ce cérémonial ne peut avoir de sens que collé à son objet, qu'en conclusion de l'épreuve qu'il couronne. Détaché de la vibration de la performance, il ne reste rien. Il reste 22 000 tôtons qui regardent monter le drapeau de la Croix-Rouge à un mât pendant que ça chante: Les beautés de la patrie (ou de la prairie, je ne sais plus) \Parlent à l'âme attendrie.

Dites-moi, docteur, c'est moi ou ce sont eux? Six cérémonials à la queue leu leu comme l'autre soir, faut être un peu mental, non?

Je disais: je ne comprends pas. Mais si, je comprends. C'est toujours la même idée à la base: sortir le sport du sport pour ratisser un public de plus en plus large. Sauf que plus le public est large, moins il s'intéresse au sport. Il aime quoi le public large? Les cérémonies.

La cérémonie d'ouverture en premier. La cérémonie de clôture en second. Entre les deux, qu'est-ce qu'il s'emmerde le public large. Alors voilà, on a eu cette idée de génie: une cérémonie chaque jour.

Comme si tout cela n'était pas assez sidérant, qui est arrivé sur scène à la fin? Gregory Charles. Déguisé en rocker. Il a ouvert avec une toune d'Offenbach. Hé, dans la même soirée, Garou, Mes Aïeux et Gregory Charles. Vous êtes jaloux, non.

Je pense que je vais aller voir du skeleton.