Arsenic, plomb, essence : jusqu'à 1100 tonnes métriques de sols « hautement contaminés » ont été déversées illégalement au bord de la rivière de l'Achigan, dans les Laurentides, par une organisation criminelle qui a infiltré l'industrie québécoise de la décontamination, selon une enquête de la Sûreté du Québec (SQ) et du ministère de l'Environnement.

Des spécialistes en écologie craignent maintenant que ce déversement sauvage ait pollué le cours d'eau où vivent près d'une quarantaine d'espèces de poissons, dont l'anguille d'Amérique et le chat-fou des rapides, qui sont classés par le gouvernement comme « susceptibles d'être désignées comme menacées ou vulnérables ».

LONGUES DÉMARCHES

Au terme de longues démarches judiciaires, les avocats de La Presse ont obtenu hier l'autorisation de publier une partie des documents judiciaires utilisés par la police dans le cadre du projet Naphtalène, une vaste enquête amorcée en décembre 2015 sur la disposition illégale de sols contaminés.

À la suite de démarches de l'avocat des suspects, un juge nous a toutefois interdit de nommer les individus et les entreprises qui sont mis en cause dans les documents, puisque l'enquête est toujours en cours et que personne n'a été accusé à ce stade.

Dans une déclaration sous serment rédigée pour obtenir un mandat de perquisition, des enquêteurs de la Division des enquêtes sur l'infiltration de l'économie expliquent que depuis des années, une organisation criminelle « tente de prendre le contrôle de la gestion et du transport des sols contaminés au Québec ». C'est ce qui a mené au projet Naphtalène, où des policiers, des spécialistes du ministère de l'Environnement et des employés du fisc ont travaillé en collaboration.

Le gang visé par l'enquête offre des prix très compétitifs aux entrepreneurs en construction et propriétaires de terrains qui doivent disposer de sols contaminés, soit 18 $ la tonne au lieu de 26 $ ou 27 $ la tonne comme d'autres entreprises du marché.

Les entreprises dirigées par l'organisation ont ainsi remporté de nombreux et importants contrats.

« MÉFAITS À L'ENVIRONNEMENT »

Or, selon l'enquête, le secret des bas prix résiderait dans le fait que les sols ne sont pas envoyés dans un lieu d'enfouissement autorisé, comme l'exige la loi. De faux documents, y compris de faux bordereaux de transport et une fausse comptabilité, ainsi que l'utilisation de prête-noms permettent de brouiller les pistes.

« Les sols récupérés ne sont pas décontaminés, mais rapidement disposés dans des zones vierges, des terres agricoles ou des sites illégaux, causant ainsi des méfaits importants à l'environnement », écrit une policière de la SQ.

Les policiers ont fait plusieurs entrées subreptices dans les bureaux utilisés par l'organisation, ils ont installé des dispositifs GPS pour suivre à la trace les camions et ont déployé des équipes de filature afin de découvrir les lieux de déversements illégaux dans la couronne de Montréal et en Ontario, selon leurs déclarations.

C'est ainsi qu'ils ont découvert un terrain agricole à Sainte-Sophie, au bord de la rivière de l'Achigan, où des milliers de tonnes métriques de sols contaminés auraient été déversées en contravention avec la loi.

Lors d'une visite incognito, un policier qui se faisait passer pour un simple citoyen curieux s'est fait dire par un homme présent sur place que la terre provenait « de l'autre bord du pont Champlain » et que les gens qui la déversaient ne faisaient « pas de petits projets ».

MÉTAUX LOURDS ET HYDROCARBURES

La Presse a obtenu le Rapport de suivi de réhabilitation environnementale produit pour un chantier de Lachine d'où partaient des camions chargés de terre destinée au lieu de déversement riverain de Sainte-Sophie.

Le chantier visait la construction d'un immeuble de condos sur les lieux d'une ancienne station-service et d'un entrepôt de charbon, rue Notre-Dame, où flottaient des « odeurs d'hydrocarbures », selon le document.

Des tests avaient révélé la contamination du sol par des hydrocarbures, du xylène, de l'arsenic, du plomb et possiblement d'autres métaux lourds.

Les rapports officiels produits par les entreprises impliquées indiquaient que 1100 tonnes métriques de sols avaient été envoyées dans un lieu d'enfouissement spécialisé en Ontario. Or, selon la police, les sols ont été jetés au bord de la rivière à Sainte-Sophie.

Le ministère de l'Environnement a effectué des tests sur les lieux du déversement et constaté que les sols étaient effectivement « hautement contaminés ». Le propriétaire du terrain a aussi admis aux enquêteurs que des gens étaient venus se débarrasser de sols contaminés sur ses terres.

EFFETS POSSIBLES SUR LA SANTÉ

Pour le Conseil régional de l'environnement des Laurentides, le déversement sauvage de sols contaminés près d'un cours d'eau est préoccupant.

« Quand les terrains sont réglementés, des précautions sont prises pour éviter le lessivage des sols par la pluie et toute autre matière. Quand un site n'est pas conforme aux normes, la partie liquide qui s'écoule d'un lieu d'enfouissement va ramasser les métaux lourds et les polluants qu'on trouve sur le site. L'eau peut percoler et contaminer la nappe phréatique et les cours d'eau », affirme Isabelle St-Germain, porte-parole de l'organisme.

« Le fait d'avoir un cours d'eau à proximité, oui, ça devient dommageable. Ensuite, c'est la nourriture des poissons, les plus gros mangent les plus petits, il y a bioaccumulation, des poissons sont utilisés pour la pêche et il y a risque de contamination avec des impacts possibles sur la santé », ajoute-t-elle.

Quant à l'écoulement d'hydrocarbures, il peut contribuer à la diminution du taux d'oxygène dans un cours d'eau et perturber l'écosystème, souligne Mme St-Germain.

La Sûreté du Québec n'a pas voulu préciser quand des accusations criminelles pourraient être déposées dans cette affaire.

Les infractions soupçonnées par la Sûreté du Québec et le ministère de l'Environnement dans le cadre du projet Naphtalène

• Gangstérisme

• Fraude

• Production de faux

• Blanchiment d'argent

• Méfaits

• Possession de biens criminellement obtenus

• Complot

• Infractions à la Loi sur la qualité de l'environnement