Des gouttes de verre en fusion surgissent en cadence dans l'obscurité et se transforment en quelques secondes en bouteilles de bière, de ketchup, de spiritueux.

L'usine d'Owens Illinois - l'ancienne Consumer Glass -, dans le quartier Pointe-Saint-Charles, produit 2,6 millions de bouteilles par jour, dont notamment toutes les bouteilles des brasseries Molson et Labatt.

Elle appartient à une multinationale qui exploite plus de 80 usines sur quatre continents et qui est le plus grand acheteur mondial de verre recyclé.

Et la haute direction d'Owens Illinois est très critique par rapport au recyclage du verre au Québec.

Cette activité est frappée par une crise qui a notamment forcé la Ville de Montréal à débloquer un budget de 1,8 million pour acheminer le verre de la collecte sélective dans les lieux d'enfouissement. Le verre concassé y sert de matériau de recouvrement ou de fondation pour les chemins.

La Ville invoque dans son sommaire décisionnel la «chute catastrophique des marchés nationaux et internationaux de revente des matières recyclables» en 2008 et en 2009.

Pourtant, ces jours-ci, les usines comme celle de Pointe-Saint-Charles achètent du verre recyclé à environ 80$ à 100$.

Mais le verre recyclé du bac vert - ou bleu - des Québécois ne s'y retrouve pas.

Pourquoi? À cause du recyclage de «qualité inférieure» qui a cours au Québec, selon les termes employés par Ryan Modlin, vice-président, relations gouvernementales d'Amérique du Nord chez Owens-Illinois, dans une lettre adressée à Recyc-Québec et que La Presse a obtenue.

Rebut non recyclable

Le Québec et le Manitoba sont les deux seules provinces où les bouteilles de vin et de spiritueux ne sont pas soumises à une consigne. Une consigne est aussi en vigueur dans tous les États américains limitrophes du Québec.

Au Québec, le recyclage du verre est plutôt confié au système de collecte sélective municipale. Et c'est là que ça se gâte.

Mélangés aux autres matières, les contenants en verre «deviennent, en bout de piste, un rebut non recyclable», souligne Owens-Illinois.

«Si le verre n'a pas une certaine qualité, nous ne l'utilisons pas, affirme en entrevue M. Modlin. Le plastique et le métal peuvent endommager nos fours. Et si nous fabriquons une bouteille de Crown Royal, les clients veulent voir la couleur du whisky, pas les défauts du verre.»

Et actuellement, le Québec est loin de pouvoir fournir la matière première que recherche Owens-Illinois.

En 2012, l'usine de Montréal utilisait jusqu'à 65% de verre recyclé.

Mais c'était avant la fermeture de l'usine Klareco, à Longueuil, le seul conditionneur de verre de la collecte sélective au Québec. Cette fermeture a fait tomber le taux à 20%.

Aujourd'hui, la part de verre recyclé est remontée à 50%, mais la matière - appelée «calcin» - est importée de l'Ontario ou du Nouveau-Brunswick, entre autres. Des provinces où tous les contenants d'alcool en verre sont consignés.

Faux prétextes

En effet, en Ontario, la situation est complètement différente: plus de 80% des contenants en verre sont refondus pour faire de nouveaux contenants.

Et selon tous les experts, la consigne introduite en 2007 dans la province fait toute différence.

Usman Valiante, consultant spécialisé qui compte Owens-Illinois parmi ses clients, ne mâche pas ses mots pour critiquer le recyclage du verre au Québec. «Ce qu'on entend au Québec, ce sont des faux prétextes pour en faire le moins possible, comme parler d'incorporer le verre dans le ciment», dit-il.

Incorporer le verre au ciment, c'est le projet fétiche de la Société des alcools du Québec (SAQ), qui est responsable de la plus grande partie du verre mis en marché au Québec. La société d'État s'oppose farouchement à l'introduction d'une consigne sur les bouteilles.

Selon Usman Valiante, cela rappelle l'Ontario il y a 10 ans, avec la Liquor Control Board of Ontario (LCBO) dans le rôle de la SAQ.

«Les mêmes intérêts étaient en place et on employait les mêmes arguments spécieux. La LCBO disait que ça coûterait 100 millions par année.» Huit ans plus tard, le système fonctionne à coût nul. Les frais sont couverts en gros par les ventes de verre et les consignes nonréclamées.

Et les municipalités n'ont plus à se soucier de tout ce verre qui débordait des bacs de recyclage, note Clarissa Morawski, une autre consultante.

«Quand le nouveau système de consigne a été lancé en Ontario, la Ville de Toronto craignait de perdre de l'argent, parce qu'une partie de son recyclage ne serait plus subventionnée. Mais ils ont tellement économisé sur le traitement du verre que le bilan était positif. Le verre est dur pour l'équipement, il cause des blessures et tous les autres matériaux en souffrent.»

Le Front commun québécois pour la gestion écologique des déchets (FCQGED) prône l'extension de la consigne au Québec.

«Le statu quo n'est pas possible, dit Karel Ménard, directeur de l'organisme. Ça fait un an qu'on envoie du verre au dépotoir. Le problème, c'est la collecte. On paye pour récupérer la matière de la mauvaise façon et qui, en plus, fait perdre de la valeur aux autres matières. Et après, on paye encore pour l'envoyer au dépotoir.»

Une question de qualité

Le verre est recyclable à l'infini, aiment dire les fabricants de bouteilles. L'emploi de verre recyclé dans la fabrication de nouveaux contenants n'a de limite que dans la qualité du «calcin», le verre concassé. En plus de détourner des déchets de l'enfouissement, l'utilisation du verre recyclé permet de réduire les émissions de gaz à effet de serre des usines.

• 20%: diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) obtenue avec l'emploi de 50% de verre recyclé dans la fabrication de nouvelles bouteilles

• 80%: taux de recyclage des bouteilles de vin et de spiritueux en Ontario

• 37%: taux de recyclage du verre au Québec

• 160 000 tonnes: quantité de verre recyclé utilisé dans la fabrication de nouveaux contenants en Ontario en 2012-2013

• 11 500 tonnes: émissions de GES évitées en Ontario en 2012-2013 grâce au recyclage du verre

• 90%: taux d'utilisation de verre recyclé dans les usines de verre d'Owens-Illinois en Europe.

• 80$ à 100$: Prix de vente d'une tonne de verre recyclé de qualité actuellement en Amérique du Nord

• -30,56$: valeur «négative» - coût d'enfouissement - d'une tonne de verre de la collecte sélective à Montréal