À l'avant-scène, dans son costume de gangster en vacances, Dédé Fortin danse la claquette. À ses côtés, Mike, Jimmy, Serge et les autres s'exclament en choeur. Une immense photo de Patrick Esposito Di Napoli semble veiller sur eux comme l'icône d'un saint patron. Ça swingue un peu tout croche. Dédé, dans le brouhaha, arrive à chanter les bonnes notes de Julie.

Du bar à l'arrière du Métropolis, l'illusion est presque parfaite. On pourrait être au Spectrum, ce soir de printemps 1995, lorsque Les Colocs ont rendu hommage à leur harmoniciste qui avait succombé au sida l'année précédente. Les rideaux tachetés de lumières y sont, le débit frénétique de Dédé Fortin, les pitreries de Mononc' Serge, les cheveux frisés de Jimmy Bourgoing. Ne manque que le public.

Sur la seule foi de cette scène de Dédé à travers les brumes, le film que consacre Jean-Philippe Duval (Matroni et moi) à la vie - et à la mort - du chanteur des Colocs, on se met à rêver que l'oeuvre sera à la hauteur de nos attentes, forcément énormes. Dédé le film est une opération à haut risque. Jean-Philippe Duval en est conscient. Mais à la mi-tournage, qui doit se poursuivre jusqu'au 27 juin, le cinéaste et scénariste se sent confiant.

«Jusqu'à maintenant, ça correspond à ce que j'avais imaginé, m'a-t-il confié hier. C'est ambitieux. Les Colocs ont été un groupe important dans notre culture. Je ne veux pas que ce soit une biographie anecdotique. Le récit est assez déconstruit. Dédé était quelqu'un de très foisonnant. Il aimait le cinéma, il aimait la musique de toutes les cultures, il s'intéressait à la littérature.»

Sans être une biographie aussi éclatée dans sa forme que le récent I'm Not There de Todd Haynes (sur Bob Dylan), Dédé à travers les brumes promet force métaphores musicales et séquences d'animation, notamment en ouverture. On y retrouvera Dédé Fortin à Saint-Étienne-de-Bolton, en Estrie, composant son dernier album, Dehors Novembre, en ressassant son passé, puis dans les moments qui ont précédé son suicide, le 8 mai 2000.

«Pour moi, la forme du film est aussi importante que le contenu chronologique, dit Jean-Philippe Duval. Je ne veux pas faire une démonstration qui tenterait d'expliquer le suicide de Dédé. Tout le monde l'attend inévitablement. Mais je veux volontairement éviter cette longue attente au spectateur. J'ai voulu que ce soit un film de création. Un film qui se compare sans complexes à ce qui se fait dans le genre ailleurs dans le monde.»

Dédé à travers les brumes, dont la sortie est prévue au printemps 2009, aura mis du temps à voir le jour, faute d'un financement adéquat (le film est produit par Max Films et Zone 3). Le début du tournage a été repoussé et la scène du spectacle-hommage du Spectrum a failli être amputée du scénario lorsque le budget du film a été réduit d'un million de dollars (de 8,6 à 7,6 millions) l'automne dernier. «J'ai coupé ailleurs, dit Duval. Pour moi, c'était important de faire le Spectrum parce que c'était un moment dramatique fort dans l'histoire. Pat (Esposito) venait de mourir.»

Sans être un intime, Jean-Philippe Duval a côtoyé Dédé Fortin. Ils ont gravité dans les mêmes milieux, ont tous deux étudié le cinéma à l'Université de Montréal. Avant même qu'il ne soit le leader des Colocs, Dédé Fortin a joué de la musique à la première du premier documentaire de Jean-Philippe Duval, La vie a du charme (sur Réjean Ducharme).

«Nous n'étions pas des amis, mais nous sommes de la même génération, dit le réalisateur de 40 ans. Pour moi, Dédé Fortin était un personnage ducharmien emblématique. C'est l'éternel enfant, qui refuse de vieillir. Je pense que Sébastien Ricard a aussi cette fraîcheur d'enfant. Il se révèle à la caméra de façon extraordinaire, avec beaucoup de spontanéité. Il me surprend constamment. Il colle au personnage sans faire dans l'imitation.»

Sébastien Ricard, alias Batlam de Loco Locass, dit ne pas avoir hésité longtemps avant d'accepter la proposition de Duval. «C'est un rôle en or, dit-il. Ma seule hésitation était de savoir si c'était le bon temps pour faire le film. C'est encore frais. Dédé est mort il y a huit ans. Certains de ses proches sont encore dans le deuil. Je ne voulais pas que ce soit une entreprise commerciale qui profite de sa mort. Ce n'est pas ça du tout.»

A-t-il conscience qu'il s'agit malgré tout d'un rôle casse-cou pour un acteur? «Il y a eu dans ma décision une grande part d'inconscience, admet-il. Je n'étais pas un fan des Colocs. Des amis m'ont dit: Tu te rends compte? Les gens vont t'attendre avec une brique.» Ou avec des fleurs.