«Que dirais-tu si tu devais embrasser ceux qui ont décimé ta famille?» Quinze ans après le génocide, la Franco-américaine Anne Aghion donne la parole aux Rwandais dans Mon voisin, mon tueur, dévoilé jeudi hors compétition au Festival de Cannes.

Au fil des années, elle a filmé, dans une communauté rurale éloignée de Kigali la capitale, survivants et ex-bourreaux de ces massacres qui ont fait 800 000 morts, d'avril à juillet 1994.

«Je voulais voir comment on arrive à vivre ensemble après un tel cataclysme. Alors j'ai choisi cette petite colline» dit-elle, dans un entretien à l'AFP, à propos de son film projeté en sélection officielle.

Mon voisin, mon tueur est centré sur deux femmes: Félicité et Euphrasie. Issues de l'ethnie des génocidaires, des extrémistes hutus, elles ont été épargnées par ces derniers mais ont assisté, impuissantes, à l'agonie de leurs compagnons et enfants, des Tutsis, découpés à la machette sous leurs yeux.

Patiente, attentive, en retrait, Anne Aghion recueille leurs mots: «Je me recroqueville sur moi-même, sans vivre ni mourir», dit Félicité dont le corps est pris de tremblements incessants, au souvenir des bruits de machette.

«Je sens encore mon bébé quand on me l'a arraché du dos et qu'on l'a battu à mort avant de le découper», affirme Euphrasie qui, comme son amie, croise chaque jour ses bourreaux: après quelques années de prison, beaucoup sont rentrés chez eux, sur les lieux même des massacres.

Parfois, elles se rebellent face à une réalisatrice qui les interroge inlassablement sur l'innommable: «Que dirais-tu si tu devais embrasser ceux qui ont décimé ta famille?», lance l'une face à la caméra.

Outre leur profonde dignité, ce qui frappe chez ces femmes c'est leur capacité en dépit de la douleur, à tirer le sens moral et philosophique de la situation.

«Ceux qui ont tué les miens cultivent mes champs. Tu éduques les enfants de ceux qui ont tué les tiens. Mais fait-on du mal à un enfant?», dit l'une.

Anne Aghion a filmé les gacaca, ces tribunaux participatifs mis en place en 2005 avec pour but affiché de «mettre fin à la culture de l'impunité».

Là accusés et témoins, mais aussi juges et avocats sont des Rwandais ordinaires. Le plus souvent, la soif de justice des uns s'y heurte au mensonge des autres, réticents à admettre leur participation aux crimes.

«Il y a eu tant de morts, tant de personnes ont participé aux massacres! L'énormité de la chose était inédite. On parle aujourd'hui de près d'un million de cas jugés dans les gacaca», dit la cinéaste.

«Après avoir fait ce travail sur près de dix ans, je ne sais toujours pas si ces tribunaux ont fonctionné. Il y a une sorte d'apaisement, mais est-il dû aux gacaca ou au passage du temps? Je n'en sais rien», affirme Anne Aghion.

Précédé d'une trilogie sur les gacaca et réalisé à partir de 350 heures de rushes, Mon voisin, mon tueur, est un travail de longue haleine, un document historique à la valeur inestimable, mais aussi un film de cinéma superbement photographié, dont le sens reste ouvert.

«Je m'aperçois que chaque spectateur se fait son film. Certains y voient de l'espoir et d'autres, un abîme profond entre les Rwandais. J'ai voulu laisser un espace pour que chacun puisse se raconter l'histoire qu'il, ou elle, a envie de se raconter», conclut-elle.

Ex-journaliste au New York Times, Anne Aghion a grandi à Paris et étudié la langue et la littérature arabes au Barnard College, à l'Université de Columbia, avant de s'installer à New York. Elle a aussi tourné Ice People qui suit des scientifiques en Antarctique.