La projection officielle de The Man Who Killed Don Quixote, le film « maudit » de Terry Gilliam, aura lieu samedi en présence du cinéaste, tout de suite après l'annonce du palmarès. Pour l'ancien Monty Python, cette participation à la soirée de clôture constitue déjà une immense victoire. Mais les attentes seront-elles comblées ? Rien n'est moins certain, à l'image de ce 71e festival qui, à l'arrivée, ne laissera pas une marque impérissable.

Exceptionnellement, les journalistes ont pu visionner le nouveau film de Terry Gilliam une journée avant sa présentation officielle, laquelle aura lieu samedi. La fébrilité était palpable dans la salle Bazin. Après tout, l'occasion de découvrir un film rêvé et fantasmé pendant plus de deux décennies par son auteur, au détour de neuf tentatives de production, ne se présente pas tous les jours. Et la réputation de « film maudit » que traîne The Man Who Killed Don Quixote, dont la présentation fut autorisée in extremis par la justice française, faisait en sorte qu'on avait du mal à y croire. À cet égard, le tribunal a aussi tranché en faveur de Terry Gilliam pour la distribution du film dans les salles en France. Victoire pour le cinéaste, sur toute la ligne.

Après tout cet imbroglio, que pouvait-il bien arriver encore ? Une panne de projecteur ? Une nouvelle interdiction de dernière minute ? Un autre contretemps ?

Une chose est sûre, c'est que Terry Gilliam, qui a fait preuve d'une persévérance inouïe, a su garder intact son sens de l'humour. Après les mentions au générique des (nombreuses) sociétés de production ayant participé au film, le cinéaste insère un panneau en forme de clin d'oeil : « Et maintenant, après plus de 25 ans à le faire et à le défaire... » Quand le nom du cinéaste est apparu, après le titre, les journalistes ont applaudi. Nous souhaitions tous que le film soit à la hauteur du rêve.

FORCER LA NOTE

Hélas, il n'y est pas tout à fait, même si cette comédie baroque comporte sa part de morceaux de bravoure. Mais le ton, l'atmosphère continuellement bordélique et l'esprit de démesure totale incitent tous les artisans à trop forcer la note.

En adaptant très librement le roman classique de Miguel de Cervantes, Gilliam propose une fable sur les « vieux fous », ceux-là mêmes qui ne peuvent survivre que dans la fantaisie, quitte à se battre envers et contre tous. Le réalisateur de Brazil aurait voulu faire une allégorie de sa propre vie qu'il n'aurait pas pu mieux trouver.

Ainsi, Adam Driver incarne Toby, un réalisateur de publicités qui, lors d'un tournage en Espagne, se rappelle un film sur Don Quichotte qu'il a tourné au même endroit lors de ses années d'études en cinéma. Il découvre toutefois aujourd'hui à quel point son film a eu des conséquences tragiques, notamment pour deux des acteurs non professionnels qui y ont interprété des rôles. Le cordonnier qui jouait Don Quichotte (Jonathan Pryce) n'a jamais pu quitter mentalement son personnage, et l'interprète d'une demoiselle en détresse (Joana Ribeiro), à qui Toby a fait miroiter une possibilité de carrière d'actrice, n'a jamais pu exercer le métier et s'est résignée à épouser un mafieux.

Le film est bourré d'allusions à l'actualité (de la crise des réfugiés à l'élection de Donald Trump), mais l'ensemble se révèle trop tapageur. Cela dit, on a envie d'applaudir Terry Gilliam quand même.

UN BILAN MITIGÉ

Alors, quel film pour la Palme d'or ? Le jury aura sans doute bien du mal à trancher. Aucun candidat n'émerge de façon claire, nette et précise. Certains films ont suscité des réactions très tranchées, notamment Les filles du soleil (Eva Husson) et Capharnaüm (Nadine Labaki), mais parmi les oeuvres plus consensuelles, il faut noter Burning, le très beau film coréen de Lee Chang-dong, dans lequel on suit le parcours d'un jeune homme amoureux d'une femme qui, elle, s'attache à un nouvel ami, mystérieux et très riche. Ce film a obtenu le meilleur score auprès des critiques internationaux sondés par le journal britannique Screen. Le cinéma asiatique ayant été fortement représenté cette année, Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda) et Trois visages (Jafar Panahi) pourraient aussi figurer au palmarès.

Du côté des pays de l'Est, Cold War, du Polonais Pawel Pawlikowski, et Leto, du Russe Kirril Serebrennikov, sont en bonne position. BlacKkKlansman, qui nous a ramené un Spike Lee très en forme, devrait aussi figurer quelque part, sans oublier Heureux comme Lazzaro. Ce film, réalisé par l'Italienne Alice Rohrwacher, a charmé les festivaliers. Du côté des Français, le puissant En guerre, de Stéphane Brizé, a donné l'occasion à Vincent Lindon de livrer une performance magistrale. Et puis, à la toute fin, Nuri Bilge Ceylan a une fois de plus montré pourquoi il était un grand cinéaste. Le poirier sauvage ne peut être écarté.

Il convient toutefois de rappeler que tout pronostic dans un festival est vain, étant donné que personne ne sait encore quelle dynamique s'est installée dans le jury présidé par Cate Blanchett, duquel fait partie Denis Villeneuve.

UN FESTIVAL EN TRANSITION

Au-delà des films, ce 71e Festival de Cannes aura été marqué par les revendications des femmes et leur montée des marches historique. Sur le plan de la sélection, force est de constater que cette édition ne passera pas à l'histoire. On ne peut juger sur le cours d'une seule année ou deux, mais Cannes semble aujourd'hui à la croisée des chemins, coincé entre la volonté de maintenir son statut de plus prestigieux festival de cinéma au monde et son désir de renouvellement.

Aussi, il faudra bien trouver un moyen d'attirer de nouveau les Américains, très peu présents cette année. On remarque une tendance chez eux à choisir plutôt les grands festivals de l'automne - Venise, Telluride, Toronto, New York - afin de mieux se positionner ensuite pour la saison des récompenses, laquelle culmine avec la soirée des Oscars. À part Disney, qui a lancé Solo : A Star Wars Story sur la Croisette, les grands studios ont brillé par leur absence. Les films produits à l'extérieur des grands studios n'étaient guère nombreux non plus. À la conférence de presse d'Under the Silver Lake, le film attendu - et décevant - de David Robert Mitchell, aucun acteur n'était à la table. On frôle là sans doute le jamais vu.

Mais Cannes reste Cannes. Ce festival est encore celui auquel se mesurent tous les autres. Il a droit à ses années glorieuses et à ses éditions de transition. Ce 71e fut l'une de celles-là.