Depuis 20 ans, Rodrigue Jean pose son regard sur les marginaux et les laissés-pour-compte de la société. Alternant entre fiction et documentaire, de Full Blast à Hommes à louer, le cinéaste a construit une filmographie sombre et rigoureuse, sans compromis. Avec L'amour au temps de la guerre civile, il va encore plus loin dans l'inconfort de notre indifférence.

Rodrigue Jean attend discrètement le journaliste au fond du resto de l'Excentris, dos à la salle, emmitouflé dans sa doudoune et plongé dans sa lecture. 

Depuis 20 ans, Rodrigue Jean pose son regard sur les marginaux et les laissés-pour-compte de la société. Alternant entre fiction et documentaire, de Full Blast à Hommes à louer, le cinéaste a construit une filmographie sombre et rigoureuse, à travers laquelle il distille la violence de la société retranchée dans ses zones extrêmes. 

Pour lui, la marge éclaire inexorablement le centre. Il cite le sociologue Adorno: «La négativité absolue dans l'art permet d'entrevoir une utopie. Et d'espérer une nouvelle ère. De toute façon, le monde actuel est déjà mort», avance le réalisateur.

Que ce soit avec les jeunes de la rue, les immigrants ou ceux qui travaillent au salaire minimum, Rodrigue Jean croit que la société de consommation contribue à créer «une marginalisation de la majorité, une colonisation intérieure du plus grand nombre en Occident».

«Chez les travailleurs du sexe et les toxicomanes, c'est plus aigu, plus visible, dit-il. Or, ce qui emprisonne les gens dans la pauvreté extrême, c'est le même mécanisme. À une autre époque, les riches colonisaient les pays du tiers-monde. Aujourd'hui, les colonisés sont dans les pays riches, mais confinés dans des régions ou des quartiers précis. Comme le Centre-Sud.»

Zones extrêmes

C'est justement dans cette zone du centre-ville de Montréal que le réalisateur a situé L'amour au temps de la guerre civile. Présenté en sélection officielle au Festival international du film de Toronto (TIFF) et en compétition internationale lors du 43e Festival du nouveau cinéma, le long métrage vient d'être vendu dans quatre pays (États-Unis, Italie, France et Royaume-Uni). Il sera présenté ce mois-ci au marché du film à la Berlinale et prend l'affiche aujourd'hui dans au moins trois salles au Québec.

Le film raconte une saison dans la vie d'Alex (Alexandre Landry), un toxicomane homosexuel qui se prostitue dans le Village. Autour de lui, une douzaine d'autres jeunes exclus, de tous les sexes et orientations sexuelles, gravitent dans une infernale spirale de compulsion. Parmi eux, Bruno (Jean-Simon Leduc), un jeune toxicomane avec qui Alex va vivre une relation amoureuse. Mais qui ne sera jamais nommée.

«La précarité des personnages est si extrême qu'ils n'ont pas accès à une identité. C'est un luxe d'avoir une identité. Et la sexualité s'échange comme la drogue, l'argent. Le corps est une monnaie d'échange», dit Rodrigue Jean.

Lorsqu'on lui dit que son film est intense, sombre et désespéré, Jean a plutôt cette réponse: «Moi, je trouve l'oeuvre lumineuse. Une célébration de la vie. Ces jeunes poqués dans le film ne manquent pas d'énergie ni de vie: au contraire, ils en ont trop! C'est une violence libératrice. La négativité absolue amène de la positivité, car elle nous pousse à changer les choses et à voir poindre un avenir meilleur.»

Sans se classer dans une catégorie, le cinéaste a de la sève de militant et d'anarchiste. «Il faut poser des gestes extrêmes comme artistes, croit-il. Sinon, inutile de demander au public de se déplacer dans des salles de cinéma.»

«La précarité est le fait de la grande majorité de la planète. En Occident, on nous fait miroiter un sentiment de citoyenneté. On essaie de nous faire croire à notre richesse. Or, plus des deux tiers de la planète sont dans une situation très précaire. On a déjà frappé le mur. Ce n'est qu'une question de temps avant que tout le monde le réalise.»

Rodrigue Jean, lui, n'est pas du genre à attendre. Après son documentaire sur des travailleurs du sexe du Centre-Sud, Hommes à louer, le cinéaste a lancé le projet du collectif épopée.me avec des jeunes qui ont collaboré au film. 

Ces derniers participent à des ateliers d'écriture et scénarisent et jouent dans des courts métrages diffusés sur le web. Ils ont aussi aidé pour la recherche de L'amour... et à son scénario signé Ron Ladd, qui représente un concentré extrême de plusieurs années de leur vie. «Autrement, le film aurait pu durer 20 ans», explique Jean.

Alexandre Landry: une quête d'absolu

Rodrigue Jean a fait beaucoup d'auditions pour distribuer les rôles de son plus récent film. Il a vu pratiquement tous les interprètes âgés de 20 à 28 ans au Québec. «Pour le rôle d'Alex, j'ai passé trois auditions. Ce qui est assez rare», dit Alexandre Landry. Mais le cinéaste est tombé pile.

«Je ne connaissais pas ce manque, la consommation à l'excès, la compulsion. Il a fallu que je rencontre des travailleurs du sexe et des toxicomanes. Au-delà de la routine sur l'injection et la manipulation des drogues, il faut comprendre la quête d'absolu que représente la drogue pour ces jeunes. Le mot «amour« dans le titre du film fait référence à la drogue, qui est plus forte que tout le reste. C'est pas par plaisir qu'ils vendent leur corps: c'est une question de survie.»

Au premier jour du tournage, Rodrigue Jean a dit à ses interprètes qu'ils formaient une troupe de danse. 

«On a eu à faire un travail d'abandon dans le jeu qui exige une énergie semblable à ce qu'un chorégraphe demande à ses danseurs, illustre Landry. Par exemple, l'acteur devait jouer avec les deux directeurs photos dans les scènes, faire corps avec eux. La caméra était collée sur nous et pouvait modifier l'action ou le jeu. Rodrigue appelle ça «une caméra pulsionnelle«.»

Exclusion

Le jeune acteur a perdu 15 livres pour jouer Alex. «J'étais trop en forme. J'ai aussi rencontré des travailleurs du sexe. Rapidement, ils ont besoin de communiquer, de parler aux autres. Même le temps d'une cigarette ou d'un verre. Ils sont inspirants et très riches malgré leur situation précaire. Rodrigue nous a dit dès le départ de ne pas créer de distance entre l'acteur et le personnage. Car tout le monde peut se retrouver dans la rue un jour.»

«Quand tu ne cadres pas dans la société, celle-ci te rejette. Ce qui est beau aussi, c'est que son film parle de l'exclusion de ces jeunes par la société. Et Rodrigue les inclut dans le processus du film, dans la recherche, l'écriture, la préparation... Souvent, on a tendance à banaliser ce que vivent les jeunes de la rue. On dit que c'est de la délinquance, de la criminalité, qu'ils choisissent de se marginaliser. Mais ils sont dans une quête d'absolu qui les pousse à s'autodétruire jusqu'à la mort», conclut l'acteur de 28 ans qu'on peut voir cette saison dans Unité 9... jouer un intervenant en toxicomanie!

Filmographie de Rodrigue Jean

1990 : Rodrigue Jean réalise un court métrage de fiction, La déroute.

1995 : La mémoire de l'eau, une vidéo qui remportera le prix du meilleur scénario et le prix du réalisateur le plus prometteur à l'Atlantic Film Festival de Halifax. Et La voix des rivières, un documentaire sur les Acadiens du Nouveau-Brunswick.

1999 : Full Blast, premier long métrage de fiction avec David La Haye, Louise Portal et Marie-Jo Thério.

2002 : Yellowknife, avec Sébastien Huberdeau, Hélène Florent, Patsy Gallant.

2008 : Lost Song, Prix du meilleur film canadien au Festival de Toronto (TIFF).

2009 : Hommes à louer, documentaire.