Le huitième long métrage de Bernard Émond, Pour vivre ici, ouvre ce soir les 36es Rendez-vous Québec Cinéma. Un film mélancolique et émouvant, à propos du deuil d'une femme (Élise Guilbault) qui quitte Baie-Comeau pour un road trip jusque dans sa région natale du nord de l'Ontario.

Le rapport entre le personnage principal de votre film et ses enfants est très intéressant. Une distance s'est créée entre eux. Les enfants ont quitté la région pour Montréal. Leur idée de l'ambition passe par cet exil, par la réussite professionnelle et financière...

Il n'a jamais été plus difficile dans l'histoire de l'humanité, sauf en temps de guerre, de transmettre quelque chose à ses enfants. C'est une réalité contemporaine. Mais le film dit aussi que toute possibilité de transmission ne s'est pas éteinte.

Le personnage de Monique est plus près de sa belle-fille d'origine pakistanaise que de ses propres enfants. C'est le constat d'une difficulté réelle, d'un fossé entre les générations qui s'élargit. La transmission se fait autrement.

Est-ce qu'il y a de la nostalgie dans ce constat ?

C'est toujours une question piégée parce que, oui, je regrette ce que nous avons perdu. Mais je ne regrette pas la tyrannie familiale, le pouvoir des curés, le paternalisme des patrons. Bien sûr que non ! Dans l'évolution que nous avons connue et qui nous mène vers de plus en plus d'individualisme, nous avons perdu des choses importantes qui étaient là dans le passé. Pas nécessairement sous une forme qu'on accepterait aujourd'hui. De toute façon, c'est impossible : on ne reviendra pas en arrière.

On a perdu l'essence de certains symboles ?

C'est-à-dire qu'on a perdu un certain nombre de choses que l'on peut remplacer par d'autres. Dans ce film, je fais profession de foi d'optimisme. D'un optimisme relatif. Je tempère mon pessimisme ! C'est Péguy qui, dans L'argent, dit une chose magnifique : « Le peuple que nous avons connu, nous ne le reverrons plus. Mais attendez ! Je ne dis pas autre chose que cela. Je ne dis pas que nous ne reverrons plus de peuple. » Il faut se rappeler que parmi les choses qu'on a perdues, certaines valent la peine de revivre dans des formes contemporaines.

Vous n'avez pas un regard nostalgique sur le joug religieux, mais on retrouve encore Élise Guilbault dans une église...

C'est une femme de cet âge-là, qui vient d'une communauté rurale en Ontario. Elle retrouve les endroits de son passé. Elle n'est pas en train de vivre son chemin de Damas.

Elle n'est pas comme Claudel à Notre-Dame en train d'être foudroyé ! Moi qui ne suis pas croyant, il m'arrive souvent d'aller dans des églises que j'ai connues petit. Le film n'est pas nostalgique, parce que l'on ne peut pas retrouver le passé. Le film parle de ce qu'il reste des gens qu'on a aimés, et de ce qu'il va rester de nous quand nous ne serons plus là. Nous sommes tous de passage. On prend le témoin et on le transmet.

On sent dans votre film un parti pris anti-technologie. Personne n'a de téléphone intelligent...

Je ne trouve pas ça très cinématographique ! Je préfère que les gens se parlent. De façon plus générale dans mon cinéma, il y a une espèce de volonté de recul par rapport à l'agitation contemporaine.

Il y a aussi une réflexion dans votre cinéma sur le clivage entre les villes et les régions. Et sur le fait que l'on abandonne nos régions...

Je pense que c'est le cas. L'hypertrophie montréalaise est particulièrement remarquable dans le domaine de la culture. Et pourtant, il y a de la vie dans les régions. Le coeur français du Québec, c'est dans les régions qu'il bat. Ce n'est pas pour rien aussi que j'ai voulu tourner dans le nord de l'Ontario. Il y a là pour moi une espèce de persistance du passé culturel canadien-français, qu'ici on s'est efforcé d'oublier. Quand je vais dans le Nord-Est ontarien, j'entends la langue de mes tantes et de mes oncles. On n'entend plus beaucoup ça au Québec. La langue a changé. Il y a des mots que l'on n'entendra plus. Ça m'attriste. Ce n'est pas de la nostalgie. On n'arrête pas de parler de diversité culturelle, mais je pense qu'on n'a jamais vécu une époque d'une aussi grande conformité. Ce qui nous caractérisait, nous Canadiens français, est en train de disparaître. Un rapport particulier à la langue, à la terre, à la culture de nos ancêtres. Ça m'attriste profondément parce que c'est un peu de la beauté du monde qui disparaît. Je ne veux pas pantoute revenir à la vie des villages d'antan, mais je pense qu'à travers ces vieux mots-là, ces expressions, ces façons d'être, il y avait quelque chose qui nous vient de la paysannerie française au XVIIe siècle. Je trouve une beauté là-dedans. Je préfère ça au français de Radio-Canada.

Ce français normatif ou standardisé, sans identité réelle, qui n'est pas une vraie langue vivante. Quand vous parlez de la langue, des traditions paysannes qui se perdent, avez-vous peur que certains vous reprochent d'avoir un discours réactionnaire ?

Je m'en tape comme de ma première chemise ! Écoutez, être réactionnaire... D'une certaine façon, oui, je m'oppose à tout ce que le progrès a de débile ! Je m'oppose à l'anglicisation. C'est-tu ça être réactionnaire ? Être en tabarnak parce que le monde s'en va « s'ul yable » ? Je demeure quelqu'un qui est profondément attaché aux idées de justice sociale, au socialisme. Je suis conservateur. Ça, je peux le dire. Mais je suis conservateur comme les écologistes sont conservateurs. Les écologistes veulent conserver la beauté du monde. S'ils veulent le faire, il faut qu'ils s'attaquent à la grosse machine industrielle et financière. Pour être conséquent, il faut être radical. Je suis radicalement conservateur. Mais je n'ai pas du tout envie de revenir à la suprématie masculine, etc. Il y a des choses dans le patrimoine culturel qu'il vaut la peine de conserver. Et je pense qu'on ne peut le conserver avec le genre de rapport que l'on a avec l'économie, le pouvoir. Je sais qu'il y a des gens qui pensent que je suis un sale réactionnaire, mais je m'en tape. J'assume !

Le personnage de Monique a honte d'être soulagé lorsque ses enfants repartent à Montréal après les funérailles de son mari. Ils ne vivent plus vraiment dans le même monde.

Je sens ça. Mon fils a eu trois filles : une d'un premier mariage qui vit au Québec et deux autres qui habitent au Japon et ne parlent pas français. C'est une des grandes tristesses de ma vie. Je le comprends. Il n'y a pas de méchanceté. C'est juste la réalité contemporaine, à travers laquelle on passe et qui fabrique ces choses-là. Mais le problème de la transmission est un problème réel. On n'a pas fini de se poser des questions sur l'éducation. Comment inventer des formes de socialité qui encadrent et permettent de transmettre ?

Et qui assurent la pérennité des peuples.

C'est clair. C'est une question qui va se poser cruellement à nous au Québec, très bientôt.

S'agissant du Québec, êtes-vous optimiste ?

C'est impossible d'être optimiste aujourd'hui. Mais ça fait 300 ans qu'on résiste, on devrait être capable de « tougher » encore un peu !

Je le crois aussi. Si on reste conscient de la menace.

Ça ne peut venir que d'une volonté solide. On ne peut pas faire autrement que d'être inquiet. La démographie ne nous aide pas. On ne fait pas d'enfants. L'équilibre démographique change très rapidement. Dans la grande région montréalaise, c'est clair. Il faut qu'on vive avec ça de façon démocratique, mais avec la volonté de préserver quelque chose de notre être. Ça m'apparaît important. Je me demande ce qui, aujourd'hui, dans Gaston Miron, peut être lisible pour des jeunes. Je pense qu'ils ne peuvent même pas soupçonner le passé culturel dans lequel cette poésie extraordinaire a été écrite. Dans l'espèce de « mishmash » multiculturel actuel, comment peut-on comprendre que la douleur qu'avait Miron - ou Patrice Desbiens - est l'indice d'une rupture, d'une dépossession d'un héritage qu'on chérissait ? Pour moi, ça reste important que l'on continue de penser que Baudelaire, même Proust, c'est à nous parce que l'on est de culture française. Ça ne s'appelle pas de la nostalgie, mais une volonté de transmission. Au Québec, on aime dire qu'il faut jeter le passé par-dessus bord, que le passé nous a opprimés. Je pense exactement le contraire : c'est le passé qui est à notre merci. On peut aujourd'hui comme jamais auparavant congédier le passé. Il faut juste se demander si c'est ce que l'on veut et ce que seront les conséquences.

Film d'ouverture des 36es Rendez-vous Québec Cinéma, ce soir, Pour vivre ici prend l'affiche en salle ce vendredi 23 février.

Photo fournie par Les Films Séville

Élise Guilbault dans Pour vivre ici, de Bernard Émond

Image fournie par Les Films Séville

Élise Guilbault dans Pour vivre ici, de Bernard Émond