Le cinéaste Charles Binamé se souvient d'Eldorado, projet casse-gueule, lettre d'amour à sa ville et portrait de la jeunesse urbaine à Montréal dans les années 90.

Nous rencontrons Charles Binamé au mythique bar Les Foufounes électriques de la rue Sainte-Catherine. Ce qui lui rappelle des souvenirs: plusieurs scènes d'Eldorado y ont été tournées, en direct, avec la faune bigarrée de l'époque. Les comédiens improvisaient leurs dialogues au milieu des vrais clients, à qui l'on faisait signer une permission pour l'utilisation des images.

Eldorado, c'était du cinéma sans filet, explique Charles Binamé. «Je voulais me surprendre moi-même. On n'avait pas de scénario, on tournait dans l'ordre, cela impliquait six acteurs qui allaient au final parler de leur génération. L'impulsion était de remuer la baraque un peu. C'était une production tout à fait inusitée, qui était probablement très proche de ce qu'on faisait au début du cinéma et qui était, dans la lettre, de la petite école danoise de Lars Von Trier. On a plongé et cherché à sortir sur film une matière encore incandescente.»

Équipe réduite, caméras à l'épaule, improvisation à partir de canevas, tournage libre et chronologique dans les rues de Montréal à l'été 1994, souvent sans demander de permission. Eldorado était un projet aussi enivrant que casse-gueule, autant pour le cinéaste que pour les comédiens. «Je sortais de 15 ans de publicité et de la série Blanche, raconte Binamé. J'avais le goût d'y aller à coups de hache, de trouver des méthodes plus immédiates. Beaucoup de choses imprévues se passaient, on tournait beaucoup dans la rue. On se lançait dans une zone avec les acteurs, ils savaient le début et la fin de la scène, le reste leur appartenait. Ils avaient peur, parce qu'ils se mettaient en danger et je voulais voir ce qui allait sortir de ce danger.»

Le résultat? Un portrait plutôt touchant et parfois sombre des jeunes adultes de la dernière décennie du XXe siècle. «Je suis allé chercher des personnages que j'avais en moi quand j'avais 20 ans, mais pour les adapter à l'air du temps, explique le réalisateur. Je leur ai dit d'injecter dans ces personnages ce qu'ils étaient, car j'étais un gars de 40 ans. L'isolement en ville, c'est probablement ce qui m'intéressait le plus. Parce que si on remontait 20 ans avant 1994, on ne retrouvait pas cet isolement-là. C'était les enfants du début des divorces, des plus petites familles, des jeunes adultes en appartement, des femmes qui habitaient seules. Je voulais parler de cet isolement urbain, dans un Montréal qui me fascinait.»

Montréal, septième personnage

Les cinéastes québécois ont longtemps eu un rapport d'amour-haine avec Montréal. On a souvent montré sa laideur ou alors un Montréal inventé, sans soucis de cohérence des lieux rendus au montage. Dans Eldorado, Charles Binamé a fixé, pour toujours, l'été montréalais de 1994, qu'on retrouve intact à chaque visionnement. Pratiquement un document d'époque qui, 20 ans plus tard, nous plonge dans une inévitable nostalgie tellement on a l'impression d'y être. Binamé l'avoue, Eldorado était en quelque sorte une lettre d'amour à Montréal.

«Malheureusement, je dois quasiment le mettre à l'imparfait: «j'étais» un amoureux de Montréal. Je trouve qu'on a gâché Montréal, qu'on l'a tué. Je pense qu'on a pris de très mauvaises décisions d'urbanisme. On a vidé Montréal de sa substance, de ses familles, de ses magasins, en surtaxant les propriétaires et les commerces. On s'est retrouvé avec une ville ouverte à cause de la collusion et de la corruption. Je pense que la commission Charbonneau nous dit beaucoup sur la désintégration de Montréal, qu'elle soulève le voile sur les abus considérables qui ont été faits sur le dos de cette ville. Il y a une soixantaine de commerces à louer ou à vendre entre Sherbrooke et Mont-Royal, au coeur de la ville... On a manqué de vision et on s'est fait avoir.»

D'une génération à l'autre

«C'était l'été 94 à Montréal, dans cette lumière qu'on reconnaît tous, cette chaleur, cet accablement par moments, cette transe et cette transpiration de la ville, poursuit-il. Pour ceux qui découvrent Montréal aujourd'hui, c'est sûr qu'il y a un écart considérable. Montréal a trouvé autre chose, le Plateau tel qu'on le connaît aujourd'hui apparaissait, le Mile End s'est redéfini. Je me souviens à l'époque, Isabel Richer venait de s'acheter un appartement sur le Plateau et je trouvais ça weird

Refaire un projet comme Eldorado, en 2015, serait très différent, selon Binamé. Il n'est pas certain qu'il y aurait autant de liberté sur les lieux de tournage et ce qu'on y verrait serait forcément autre chose. «On ne savait pas ce qu'on faisait. Que donnerait un film comme Eldorado avec la génération d'aujourd'hui? Difficile à dire, parce qu'on est dans le vivant. Il y a beaucoup de choses intéressantes qui se passent, une énorme mutation qui s'est produite. Mais pendant qu'on est dedans, c'est difficile de s'objectiver. À l'époque, je me disais: «Il y a 20 ans, j'avais 20 ans, j'étais comme ça, en quoi est-ce différent en 1994?» Et c'est une question que je me pose encore aujourd'hui.»

Charles Binamé n'est pas intéressé par ce que sont devenus ces personnages, mais il n'hésiterait pas une seconde à faire un Eldorado 2015. «Parce que cette solitude, ce grand «qui suis-je?», c'est encore plus brûlant, car ça ne s'est pas amélioré, l'agora s'est dispersée, elle est devenue virtuelle. Il est certain qu'on secoue, autrement que les X, toute la charpente socioculturelle. Aujourd'hui, ce qui est fantastique, c'est qu'on est dans l'autonarration, l'autofiction, le selfie, l'autoréalité [rires]! J'ai fait Eldorado parce qu'on ne parlait pas de cette génération-là. Et on ne parle pas de cette génération-ci. On parle de tout le monde sauf d'eux. Et eux, ils ne peuvent pas vraiment parler d'eux, parce qu'ils sont eux-mêmes.»