Ils auscultent nos humeurs. Ils sondent nos envies. Ils traquent les courants embryonnaires et distinguent ceux qui promettent de s'imposer. Armés de leur flair redoutable, les designers automobiles chassent la tendance afin de mieux dessiner la voiture de demain.

Le 8 mars dernier, Nissan profitait du Salon international de l'automobile de Genève pour lever le voile sur sa nouvelle Infiniti Emerg-E, un concept qui se démarque par sa stylistique haut de gamme et futuriste.

Le centre de design californien de Nissan planchait sur ce prototype depuis près de deux ans. «Nous voulions refléter les désirs de notre société en quête d'énergies alternatives, mais sans adopter une approche traditionnelle, explique Alfonso Albaisa, vice-président du design pour la région des Amériques. Nous ne voulions pas exprimer la puissance de la voiture, mais la turbulence de la nature, avec des lignes sinueuses, épurées, presque soyeuses, comme si elles avaient été façonnées par le vent. Les réactions obtenues lors du salon nous ont permis de valider nos intuitions avant la production.»

Comme de nombreux constructeurs, Nissan mise sur une équipe interne qui se consacre à la prospective, des designers à la fois instinctifs et rigoureux qui traquent la tendance en amont et ciblent les changements qui définiront la voiture de demain.

L'influence californienne

En ouvrant le studio de design Calty de Newport Beach, en 1973, Toyota était le premier constructeur à s'inspirer de l'effervescence californienne pour cerner les futurs enjeux du paysage automobile.

Cette équipe regroupe aujourd'hui près de 100 spécialistes. «Nos yeux sont toujours ouverts sur ce qui pourrait inspirer un bon design, affirme Kevin Hunter, président du studio Calty de Toyota. Nous épluchons les livres, les magazines, les blogues, les sites web, les journaux... Tout ce qui nous tombe sous la main. Dans l'optique de notre philosophie de production Genchi Genbutsu («aller à la source»), nous effectuons des recherches en dehors de nos bureaux: des édifices architecturaux aux musées, en passant par les salles de spectacle.»

Photo fournie par Infiniti

L'Infiniti Emerg-E se démarque par sa stylistique haut de gamme et futuriste. "Nous ne voulions pas exprimer la puissance de la voiture, mais la turbulence de la nature, avec des lignes sinueuses, épurées, presque soyeuses, comme si elles avaient été façonnées par le vent", explique Alfonso Albaisa, vice-président du design pour la région des Amériques.

Un art plus qu'une science

Les designers automobiles ne se réveillent pas un beau matin en proclamant, dans une divine illumination, qu'ils voient une berline sportive jaune citron sur les routes de 2017.

Au-delà des chiffres et des tableaux statistiques, la chasse aux tendances se pratique sur un vaste territoire. «Nous ne devons surtout pas fonctionner en autarcie, mais regarder ce qui se passe en dehors de nos frontières, explique Isabelle Musnik, chasseuse de tendances et fondatrice du cybermagazine français INfluencia, véritable vigie pour les entreprises et les particuliers à l'affût des tendances émergentes. Il est important d'écouter les conversations des gens, de les observer dans leurs comportements alimentaires, vestimentaires, culturels... Il ne faut surtout pas nous contenter des innombrables enquêtes d'instituts qui sortent tous les mois et qui, souvent, se contredisent. Pour anticiper l'évolution de la voiture, il faut d'abord comprendre comment la ville évolue, comment la mobilité se transforme.»

Avoir du flair

Le designer automobile se captive pour tout et son contraire. Il traque les signes avant-coureurs de changement et traduit ces prospectives encore floues en direction tangible. «L'électronique, l'architecture et les arts sont actuellement des incubateurs de tendances importants, indique M. Albaisa pour Nissan. Quand nous flairons une piste, nous feuilletons les magazines, nous sillonnons les rues, à la recherche d'images qui valident nos instincts. Nous remettons sans cesse notre art en question. En tant que gestionnaire, les rêves, les ambitions et les découvertes de mon équipe me nourrissent énormément.»

Comment les designers automobiles découvrent-ils les influences qui transcenderont la mode passagère et deviendront des incontournables dans quelques années?

«L'évolution des tendances n'est pas toujours facile à prévoir, admet Kevin Hunter, pour Toyota. Dans notre industrie, le délai entre la conception et la mise en marché peut être long. Notre mission est d'anticiper les besoins du consommateur plusieurs années avant le lancement de la voiture. C'est un des défis les plus excitants, les plus imprévisibles et les plus gratifiants pour un designer.»

«Dans le passé, le secteur automobile a parfois misé sur des tendances qui n'ont pas duré, indique Alfonso Albaisa, pour Nissan. Si le design des marques comme Apple perdure dans le temps, c'est que 90% de leurs produits nous font sourire et améliorent notre vie au quotidien. Ce doit être la même chose en automobile.»

Les designers se projettent dans un horizon de trois à cinq ans. Ils misent sur des courants de fond qui se diffusent hors des cercles restreints qui lui sont initialement réservés. «La tendance lourde est une évolution en marche, illustre Isabelle Musnik. Elle se retrouve partout, dans la consommation, en littérature, au cinéma, en Europe, aux États-Unis, en Asie...»

Si le secteur automobile veut cerner efficacement les envies inconscientes qui sommeillent en nous et qui émergeront dans quelques années, ses créateurs doivent miser sur des mouvements de société plus larges et porteurs que le dernier site de réseau social, le nouveau yoga en vogue ou la saveur musicale du moment.

Photo fournie par Toyota

La Toyota Fun-Vii (pour «Vehicle Interactive Internet») synthétise elle aussi les exigences de demain dans un croisement improbable entre la voiture et la tablette électronique.

«Quand nous émergions de la récession, les designers de notre équipe souhaitaient exprimer cet optimisme naïf qui se manifestait peu à peu dans la société, explique Alfonso Albaisa. Même si le monde n'était toujours pas remis des récentes turbulences économiques, l'industrie de la voiture évoquait déjà cette envie de sortir du négativisme ambiant en proposant des modèles originaux et ludiques, comme le Nissan Juke.»

Dévoilée au dernier salon Tokyo Motor Show, en décembre dernier, la Toyota Fun-Vii (pour «Vehicle Interactive Internet») synthétise elle aussi les exigences de demain dans un croisement improbable entre la voiture et la tablette électronique. «La Toyota Fun-Vii est un concept avancé qui présente une nouvelle vision de l'automobile, une vision à la croisée des applications digitales et physiques, décrit Kevin Hunter. Intégralement recouverte d'écrans tactiles, elle permet de modifier le contenu de l'interface en fonction des envies du conducteur, tout en étant connectée avec les véhicules environnants.»

Selon Isabelle Musnik, en dépit des changements rapides qui caractérisent le marché actuel, l'industrie automobile dispose de deux certitudes quant à son avenir: «Primo, l'interopérabilité entre véhicules et l'inter-modalité, soit l'utilisation de plusieurs modes de transport lors d'un même déplacement. Secundo, les voitures de demain seront communicantes et servicielles.»

Photo fournie par Nissan

L'industrie de la voiture a évoqué cette envie de sortir du négativisme découlant de la récession en proposant des modèles originaux et ludiques, comme le Nissan Juke.