Quand survient un accident de la route particulièrement tragique ou injuste, les proches des victimes installent souvent une croix commémorative sur le bas-côté. La prolifération de ces croix a incité 22 États américains à interdire la pratique. Plusieurs provinces canadiennes, mais pas le Québec, songent aussi à l'encadrer.

"Plusieurs États interdisent les croix commémoratives près des routes très passantes", explique Art Jipson, sociologue de l'Université de Dayton, en Ohio, qui étudie le phénomène depuis plusieurs années. "Certaines personnes s'opposent à la présence de ces croix sur un terrain public en invoquant la séparation de l'Église et de l'État, et d'autres trouvent désolante la vue de croix non entretenues, avec des photos et des rubans affadis et des fleurs fanées. À l'opposé, les croix sont protégées par une loi au Nouveau-Mexique, où elles sont associées à une pratique traditionnelle chez les hispanophones."

 

Selon Sylvia Grider, anthropologue de l'Université Texas A&M qui a consacré sa carrière à la piété populaire, les croix commémoratives, souvent richement ornées de fleurs et de rubans, tirent leur origine d'une tradition espagnole qui remonte au Moyen Âge. "Les porteurs de cercueil avaient l'habitude de laisser des petits tas de pierres dans les endroits où ils s'arrêtaient pour se reposer, dit Mme Grider. En Amérique latine, on a érigé des croix commémoratives et des autels spontanés afin d'honorer des disparus, souvent à l'endroit où ils étaient morts accidentellement. Cette nouvelle tradition a essaimé du Sud-Ouest américain au reste des États-Unis."

 

Le nom espagnol de ces croix, "descansos", qui signifie "lieu de repos", fait référence à la fois aux origines de la pratique et à la commémoration de la mort. Chez nous, l'érection de croix commémoratives spontanées vient soit des États-Unis, soit de la tradition catholique québécoise d'ériger des croix aux intersections pour marquer les limites des paroisses, selon Mme Grider.

 

L'érection d'un lieu de commémoration spontané à Union Square à New York, après les attaques du 11 septembre 2001, a contribué à populariser les croix commémoratives. "Dans les semaines qui ont suivi les attaques, Union Square a été littéralement couvert de fleurs, de messages, de rubans, rappelle M. Jipson. C'est spontanément devenu un lieu de souvenir. Je pense que la multiplication des croix commémoratives sur les routes est en partie due au souvenir de Union Square. Les gens veulent honorer leurs morts davantage, faire plus que de simples funérailles et une stèle au cimetière."

 

Le sociologue de l'Ohio a recensé des centaines de croix commémoratives spontanées. "Quand je dois me rendre quelque part, à un congrès par exemple, j'essaie toujours de prendre la voiture pour en voir de nouvelles. J'essaie de contacter la famille pour avoir plus d'information. J'ai pu constater que ce sont généralement les femmes qui sont à l'origine des croix commémoratives, mais que la pratique n'est plus réservée aux hispanophones."

 

Le groupe Mothers Against Drunk Driving a contribué au phénomène, en créant un programme d'installation de croix blanches sur les lieux des accidents routiers causés par l'alcool. Au Canada, seule la Nouvelle-Écosse participe officiellement au programme des croix blanches de MADD. Des entreprises tirent même profit de la mode: le site Roadsidememorials, par exemple, vend différents types de croix commémoratives conçues pour être installées près des routes.

 

La pratique est difficile à encadrer. "Certains États, comme le Delaware, ont tenté de regrouper les croix commémoratives dans des endroits précis, où l'on peut garer sa voiture en toute sécurité, dit M. Jipson. Mais ça n'a pas marché; les gens veulent avoir leur croix à l'endroit où leur proche est décédé. Les policiers hésitent à enlever les croix, par respect pour les endeuillés."

 

Certains opposants prennent personnellement les choses en main. En 2000, un résidant du Colorado a été poursuivi par la famille d'une victime de la route, parce qu'il avait enlevé la croix commémorative érigée en mémoire de la victime. Il a été acquitté et ses frais d'avocats ont été payés par la fondation Freedom From Religion.

 

À l'opposé, les croix émeuvent certaines personnes même si elles n'ont aucun lien avec les victimes. "Un beau jour, j'ai remarqué près de chez moi, à New York, un petit autel où avait été installé un cadre de vélo peint en blanc, en hommage à un cycliste mort dans un accident", explique Melissa Villanueva, qui a réalisé sur ce phénomène le documentaire Resting Places, narré par l'acteur britannique Liam Neeson. "Le lendemain, des automobilistes avaient affiché deux notes sur l'autel, expliquant que le cycliste en question avait enfreint le code de la route et que l'automobiliste n'était pas responsable de sa mort. La controverse m'a fascinée et j'ai décidé d'en faire un documentaire."

 

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Au Québec, le Code de la sécurité routière indique que "nul ne peut installer un signal, une affiche, une indication ou un dispositif sur un chemin public sans l'autorisation de la personne responsable de l'entretien de ce chemin." "Un agent de la paix peut enlever ou faire enlever aux frais du propriétaire toute chose utilisée en contravention au présent article. Il peut aussi saisir une telle chose; les dispositions du Code de procédure pénale (chapitre C-25.1) relatives aux choses saisies s'appliquent, compte tenu des adaptations nécessaires, aux choses ainsi saisies."