Le monde arabe a une nouvelle et improbable star: une Américaine qui chante en arabe, mais ne le parle pas. Ainsi commençait un article du New York Times de décembre dernier. Jennifer Grout, 23 ans, l'Américaine en question, venait, à la surprise générale et universelle, de se classer troisième à la finale d'Arabs Got Talent, une émission enregistrée à Beyrouth et suivie, dit-on, par 100 millions de téléspectateurs du monde arabe.

Trois ans plus tôt, pourtant, à Montréal, ils étaient à peine une poignée à l'écouter chanter au Kaza Maza. Installée dans la baie vitrée du resto syrien, dos à l'avenue du Parc et à la devanture criarde du magasin Corbeil électroménagers, Jennifer s'accompagnait de son oud, un luth arabe, et offrait de sa voix pure des chants classiques du Moyen-Orient.

«Des fois, les gens m'écoutaient, des fois, pas, m'écrit Jennifer de Marrakech, où elle s'est établie il y a deux ans. Le Kaza Maza est un restaurant. Les gens y vont pour manger, boire et s'amuser. Ça aurait été bien si j'avais réussi à captiver leur attention chaque fois que j'y ai chanté, mais ce ne fut pas le cas et c'est très bien comme ça. Des fois, je me sentais plus libre et moins stressée de n'être qu'une musique de fond. En même temps, et j'insiste là-dessus, si on fait ce métier-là, c'est d'abord pour l'interaction avec le public et pour l'émotion et l'énergie qui circule entre nous.»

Thérèse Boudreault-Sevadjian a enseigné le chant classique à Jennifer pendant trois ans à McGill.

«Elle s'est présentée à l'université à 17 ans. C'était une jeune fille mature, née dans une famille de musiciens de Boston. Elle était d'une intelligence supérieure, très douée pour les langues, et avait une très jolie voix. Je ne sais pas si elle avait l'oreille absolue, mais sa phonétique était impeccable autant en français, en anglais et en italien qu'en allemand. Je ne l'ai pas entendue une fois fausser. Chanter, pour elle, c'était organique.»

Appel puissant

La professeure de McGill espérait qu'à la fin d'un bac terminé avec honneur, Jennifer entreprenne une maîtrise. Mais l'appel de la musique arabe, qu'elle avait d'abord découverte sur YouTube avec les vidéos de la star libanaise Fairouz, était déjà devenu trop puissant.

«Pendant le Printemps arabe, Jennifer voulait partir pour l'Égypte, raconte la prof. Je le lui ai déconseillé. C'était trop dangereux. Elle est finalement partie au Maroc.»

Le proprio du Kaza Maza se souvient de la première fois qu'il a vu Jennifer à l'été 2010.

«Des amis musiciens s'étaient installés sur la terrasse dehors pour jouer. Jenni passait par là. Elle s'est arrêtée pour écouter la musique. Je l'ai invitée à s'asseoir. Elle était très timide. Elle ne voulait pas déranger. Elle est quand même revenue à plusieurs reprises. Je lui ai présenté un musicien qui lui a appris à jouer du oud, et un jour, je lui ai proposé de chanter au resto.»

Avouant qu'elle ne connaît le nom d'aucune chanteuse québécoise sauf Céline Dion, Jennifer est convaincue que peu importe où elle serait allée étudier, elle aurait eu le même coup de foudre pour la musique arabe.

«Mais Montréal a quand même été déterminant, écrit-elle. C'est une ville cool, artistique et accueillante qui m'a beaucoup nourrie. C'est à Montréal que j'ai rencontré mon premier prof de oud, Aziz Daouni, un Marocain. C'était un fin pédagogue qui m'a aidée à comprendre et à saisir toutes les subtilités de cette musique si belle et si touchante.»

La première fois que Jennifer s'est présentée devant les juges d'Arabs Got Talent, elle a déclenché l'hilarité collective en avouant qu'elle ne parlait pas arabe.

«Tu ne parles pas arabe, mais tu vas chanter du Oum Kalthoum [l'Édith Piaf du monde arabe]!», s'est écrié l'animateur, l'air de dire: «Tu es folle ou quoi?» Les rires et les ricanements ont fusé, mais quand la voix pure et pétrie d'émotion de Jennifer s'est élevée, c'est dans un silence ébahi qu'on l'a écoutée.

«Aujourd'hui, je parle un peu le marocain, m'écrit Jenni, et je lis l'arabe, mais le parler, c'est une autre histoire. Je ne parle toujours pas les dialectes que je chante, surtout libanais et égyptiens, mais j'espère y parvenir. Parce que même si les gens me mettent sur un piédestal du fait que je chante en arabe, mais ne le parle pas, ça rendrait justice à la musique et, ça serait pas mal plus impressionnant, si je le parlais.»

Après sa dernière prestation à Arabs Got Talent, vêtue d'une flamboyante robe bleu eau de mer, Jennifer est devenue non seulement une star, mais un symbole: celui d'un rapprochement possible entre l'Occident et le Moyen-Orient. En plus, en chantant à la perfection un répertoire difficile, issu d'une culture refermée sur elle-même, Jennifer a en quelque sorte fait accéder la culture arabe à l'universalité. Mais ces considérations la font un peu rigoler.

«Honnêtement, m'écrit-elle, il y a six ans, quand je vivais aux États-Unis, je ne connaissais rien de cette culture ni des Arabes vivant en Amérique. Je n'avais pas de préjugés, mais je n'avais pas d'intérêt non plus. Aujourd'hui, tout ce que je souhaite, c'est qu'en révélant un pan de cette culture inconnue, j'ai fait voir à plein de gens sa beauté.»

Bohème et aventurière

Jennifer ne prévoit pas revenir à Montréal de sitôt. Ni s'installer à Beyrouth, la ville qui l'a consacrée et où toutes les portes doivent lui être ouvertes. Fiancée à un musicien berbère, elle vit à Marrakech et fait de la musique avec lui dans les mariages, au riad de luxe Kniza et parfois aussi à la place Jemma el-Fna, entre les charmeurs de serpents et les vendeurs de camelote contrefaite. Les deux ont enregistré un disque qui devrait sortir sous peu.

Les parents de Jennifer avaient probablement rêvé d'un autre destin pour leur fille chérie qui chante depuis l'âge de 5 ans. Mais ils savent aussi que Jennifer est depuis toujours une bohème et une grande aventurière, qui préfère les chemins de traverse aux voies tracées d'avance. Aujourd'hui, ils doivent être rassurés de constater que de Montréal à Marrakech en passant par Beyrouth, la bonne étoile de Jenni ne l'a jamais abandonnée.