Quand il a lancé le sombre All Days Are Nights: Songs For Lulu, peu après la mort de sa mère Kate McGarrigle, Rufus Wainwright mijotait déjà son retour à la pop. Il nous parlait alors de franchir le fossé qui sépare l'artiste-culte du chanteur grand public en y mettant toute la gomme: un réalisateur pop, des vidéoclips et tout le tralala.
Deux ans plus tard, Rufus repasse par La Presse précédé de la rumeur qui accompagne son septième album studio, Out Of The Game: un disque franchement pop réalisé par un maître, le Britannique Mark Ronson.
Out Of The Game est un album tout ce qu'il y a de plus rufusien, dirait le principal intéressé: le disque d'un surdoué dont la musique «populaire» raffinée s'inscrit encore et toujours dans la grande tradition de la chanson américaine. Qui d'autre que Rufus Wainwright peut glisser tout naturellement dans une chanson pop (Perfect Man) l'opéra Le vaisseau fantôme (The Flying Dutchman) de Richard Wagner et Jenny la prostituée de L'opéra de quat'sous de Brecht?
Assis sur le bout d'un sofa à La Presse, où il vient tout juste de chanter une version unplugged de la chanson-titre Out Of The Game, Rufus pouffe de ce rire nasillard qu'on lui connaît bien. Oui, c'est son album le plus pop en carrière, mais non, il n'a pas changé du tout au tout.
«Je ne voulais pas jeter le bébé avec l'eau du bain, dit-il. Mon objectif principal n'est pas tellement de remporter un Grammy même si je ne nierai pas que ça serait plaisant. C'est plus fondamental que ça: ça tient à la renaissance de la chanson qui occupe le sommet de la pyramide, à la relation entre un texte et une mélodie et comment c'est rendu. Parce que présentement... même Arcade Fire, je les trouve incroyables et j'envie beaucoup leur capacité de susciter autant d'intérêt, mais je ne trouve pas que leurs chansons sont au haut de l'échelle. Je veux gagner un prix dans la catégorie chanson! Il me semble que c'est un art qui s'est perdu depuis un bout de temps.»
Rufus Wainwright est un artiste ambitieux dont la carrière ferait l'envie de plusieurs chanteurs pop. Il se produit à guichets fermés dans les grandes métropoles d'Europe et d'Amérique du Nord et compte parmi ses admirateurs avoués des artistes de renom comme Elton John. C'est un touche-à-tout qui peut aussi bien donner un spectacle en hommage à Judy Garland que composer un opéra en français, Prima Donna. Plus encore, le jeune homme accroché au crystal meth du début des années 2000 a mis de l'ordre dans sa vie: à 38 ans, il est l'heureux papa de Viva Katherine Wainwright Cohen, fille de Lorca Cohen et petite-fille de Leonard, et il s'apprête à épouser son amoureux de longue date, Jörn Weisbrodt, en août prochain.
Si Out Of The Game n'obtient pas un immense succès planétaire, ça ne sera donc pas une tragédie, assure Rufus. N'empêche, la question le préoccupe: «Quand je vois Michael Bublé remporter le Juno du meilleur album avec un disque de Noël, je me dis qu'on peut sûrement faire mieux que ça. Je ne dis pas que je vais gagner un Grammy ou un Juno mais si je n'ai pas un peu de reconnaissance, je vais me sentir out of the game.»
S'amuser un peu
Rufus Wainwright ne le cache pas: son entourage (agent, compagnie de disques, attaché de presse) retenait son souffle pendant le long intermède Judy Garland-Prima Donna-Songs For Lulu et lui suggérait fortement d'accoucher d'un album pop. Après l'expérience intense et très exigeante sur le plan émotif de Lulu et de la tournée solo qui a suivi, il a lui-même senti le besoin de respirer un peu: «J'ai compris que c'est correct de s'amuser, qu'il y a quelque chose de profond là-dedans surtout lorsque tu as vécu une tragédie. J'aime réfléchir, j'aime lire et j'adore encore le côté sombre des choses mais j'en apprécie pas mal plus le caractère éphémère aujourd'hui.»
Voilà qu'entre en jeu Mark Ronson, que lui a présenté l'ami commun Sean Lennon. Rufus lui a confié environ 35 chansons dont le réalisateur s'est imprégné pendant près d'un an. Quand Rufus l'a finalement retrouvé en studio, Ronson était fin prêt, avec ses maquettes, ses ambiances, ses grooves. «Je suis entré en studio avec les Dap-Kings (NDLR: un groupe de musiciens soul de Brooklyn qui jouait sur Back To Black d'Amy Winehouse, réalisé par Ronson), on a écouté ses enregistrements et on a tout refait depuis le début sans aucun montage ni trucage.»
Rufus parle d'un coup de foudre entre Ronson et lui, d'un amour fraternel mais aussi d'un «flirt à la Lennon-McCartney ou Jagger-Richards». Il ajoute: «Nous voulions nous plaire l'un l'autre de toutes sortes de façons dont le sexe était exclu. Je n'ai pas atteint le sommet et si quelqu'un peut m'aider à y parvenir, c'est Mark. J'ai toujours aimé faire des albums dont les chansons passaient d'un genre, d'un tempo à l'autre. Ceux qui me suivaient dans cette aventure trouvaient ça amusant, mais j'en perdais quelques-uns en chemin. Je pense qu'avec cet album, ils vont rester jusqu'à la fin. Mark s'est appliqué à créer une continuité sans détruire mes variations. Je voulais un enregistrement de grande qualité avec cette chaleur pour laquelle il est reconnu. Quant à lui, je crois qu'il voulait retrouver un peu du raffinement qu'il avait connu avec Amy (Winehouse) et travailler à nouveau avec une voix. Amy est morte un mois avant que Mark entre en studio. Je dois dire - et je pense qu'Amy n'en serait pas offusqué- que ce fut une bénédiction pour notre projet: elle était présente mais on s'intéressait à sa musique sans penser constamment à sa tragédie parce qu'elle était enfin en paix.»
L'énergie qui s'est dégagée du travail en studio est pour Rufus un heureux présage en prévision du nouveau spectacle qu'il créera lundi à Copenhague et qu'il donnera avec huit musiciens en ouverture du 33e Festival de jazz sur la grande scène de la place des Festivals, le 28 juin. «Une grosse affaire», promet-il.
Reconnaissance populaire ou pas, Rufus Wainwright a atteint à 38 ans une nouvelle maturité dont témoigne Out Of The Game. «Je pense que ça s'entend dans ma voix, dit-il. Je ne sens pas que je doive impressionner tout le monde comme j'en avais l'habitude.»
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