«Au début du siècle précédent, on embauchait les premières femmes dans un orchestre symphonique. Cinquante ans plus tard, la présence des femmes dans les orchestres n'a cessé de croître; plusieurs grandes solistes ont émergé au fil du temps, sans compter les chefs d'orchestre de sexe féminin. Dans le jazz, les choses progressent lentement mais sûrement. Son élite sera de plus plus infiltrée par les femmes», pense Esperanza Spalding, 24 ans.

À l'instar de sa consoeur australienne Tal Wilkenfeld, la bassiste, compositrice, improvisatrice et chanteuse américaine Esperanza Spalding est bénie des dieux. Talent naturel, facilité déconcertante à atteindre les grandes ligues, indépendance d'esprit, leadership, opiniâtreté, beauté... Ce qui ne nuit certes pas au rayonnement audiovisuel.

À leur rencontre, on comprendra rapidement que l'ambition de ces jeunes femmes n'est ni militante ni idéologique.

«Je n'ai pas l'intention de me confiner à quelque catégorie, quelque marche à suivre. Je fais ce que je fais», pense pour sa part la bassiste australienne et New-Yorkaise d'adoption. Pour Tal Wilkenfeld, 23 ans, ce côté «en tant que femme» de la basse n'a rien de déterminant dans sa réussite.

Voyez son explication: «J'étais à l'école secondaire, j'en avais marre de ne pas jouer assez de musique, je me suis inscrite dans une école aux États-Unis. Il me fallait assouvir ma passion.» Elle était douée, sûre de ses moyens, déterminée. Moins d'une décennie plus tard, Tal Wilkenfeld s'impose parmi les nouvelles musiciennes les plus en vue de la planète jazz.

Spalding et Wilkenfeld, en fait, estiment toutes deux avoir fait les choses naturellement, sans forcer la note, sans vouloir modifier le cours de l'histoire, sans se pencher sur le contexte socio-historique de la progression des femmes dans le monde du jazz et autres musiques de pointe. Encore moins sur les angles soi-disant féminins de la musique.

«Ces considérations peuvent devenir limitatives, estime Esperanza Spalding. En fait, je ne sais pas exactement ce qu'il y a de féminin dans la musique. D'une personne à l'autre, les qualités féminines changent; on trouve aussi des éléments dits féminins dans le jeu des hommes, même ceux qui croient très fort à leur masculinité. Je crois en fait que les meilleurs artistes développent à la fois leur sensibilité masculine et féminine.

«Il n'y a pas de différence fondamentale dans le jeu, tranche la musicienne. Il faut prendre garde de ne pas confondre les qualités propres à une très bonne musicienne et sa féminité. Tout ce que je peux dire, c'est que les musiciennes de haut niveau dans le jazz sont de plus en plus nombreuses. Mais je reste prudente pour ce qui est d'en identifier les caractéristiques propres.»

Adolescente, Esperanza Spalding s'est inscrite à un programme d'enseignement de type conservatoire. Son ascension, croit-elle, s'est faite naturellement: «Nous étions cinq jeunes femmes qui jouaient de la basse/contrebasse. J'ai donc été entourée de bassistes femmes depuis mes débuts; je n'y ai jamais rien trouvé de marginal. Plus tard, j'ai enseigné à des jeunes femmes bassistes qui prennent aussi leur instrument très au sérieux. Vous entendrez parler d'elles!»

Élevée dans une famille monoparentale de Portland, en Oregon, Esperanza Spalding a étudié (entre autres) à la prestigieuse Berklee School of Music, dont elle fut ensuite l'une des plus jeunes enseignantes. Sa participation au quintette US5 du saxophoniste Joe Lovano a certes fait grandir sa réputation sur la planète jazz. Son propre quartette se compose actuellement d'Otis Brown, à la batterie, Leonardo Genevese, au piano, Ricardo Vogt, à la guitare. «J'adore ce format. Pour l'avenir, cependant, je compte enregistrer des pièces avec une instrumentation différente. J'ai beaucoup de nouveaux sons en chantier.»

À l'âge de 16 ans, Tal Wilkenfeld a débarqué aux États-Unis pour y étudier la musique. À 17 ans, elle a troqué la guitare électrique contre la basse, commanditée par la marque Sadowski. «Encore étudiante, raconte-t-elle, je me suis taillé une réputation, ce qui m'a permis de joindre rapidement les rangs professionnels... et d'obtenir un visa de travail. Lorsque je me suis installée à New York, ma carrière a vraiment démarré.»

À l'âge de 20 ans, elle a créé la musique de son premier album, Transformation, une carte de visite qui a fait son chemin. À 21 ans, elle a tourné avec Chick Corea dans le cadre d'une tournée australienne. En 2007, elle a été embauchée par le guitariste anglais Jeff Beck, avec qui elle tourne régulièrement depuis. Elle a aussi travaillé avec Herbie Hancock et Wayne Shorter... En 2008, les lecteurs du magazine Bass Player l'ont consacrée «la plus excitante des nouvelles musiciennes de l'année».

Tal Wilkenfeld kiffe le jazz-rock, le rock, blues, le funk... bref, les musiques des années 60, 70 et 80... Jeune vieille? «Oui, je sais, je joue avec des musiciens pour la plupart plus âgés que moi. Ça changera un jour sûrement, il m'arrivera à mon tour de jouer avec des plus jeunes. Pour le moment, jouer avec mes aînés m'inspire, enrichit mon expérience et ma polyvalence.

«Oui, je tends à me passionner pour la musique du passé... Bien sûr, il se fait de la bonne musique aujourd'hui, mais la scène musicale a changé; les jeunes, je crois, s'intéressent peut-être moins aux musiques plus complexes. Chose certaine, mes héros sont majoritairement issus de générations ayant précédé la mienne.

«Mes modèles de bassistes? J'en ai plusieurs, à commencer par Jaco (Pastorius). Anthony Jackson et Marcus Miller ont été pour moi des mentors. Ils m'ont beaucoup encouragée, conseillée, soutenue. Ils ont joué un rôle important dans ma vie parce que j'ai passé du temps en leur compagnie; j'ai connu Marcus alors que j'étais encore en Californie, puis j'ai fait la rencontre d'Anthony lorsque je me suis installée à New York. Un modèle féminin? MeShell Ndegeocello. J'aime son jeu de basse, sa voix, ses compositions, elle est taillée d'un seul bloc.»

On comprendra que Tal Wilkenfed, à l'instar d'Esperanza Spalding, cherche tout simplement à faire de l'excellente musique.

«J'ai du plaisir à fusionner tous styles de musique confondus. Ce pourrait certes être plus neuf, tout dépend de ce qu'on entend par neuf. Chose certaine, il m'importe de combiner les meilleurs ingrédients de la meilleure manière. J'aime certaines formes de hip-hop, par exemple, mais je reste très sélective.

«Quoi qu'il en soit, conclut la jeune virtuose, je n'aime pas m'enfermer dans quelque case que ce soit.»

Le quartette d'Esperanza Spalding se produit ce soir, 22 h 30, au Gesù. Tal Wilkenfeld accompagne Jeff Beck lundi, 18 h et 21 h 30, à la salle Wilfrid-Pelletier.

 

Photo: FIJM

Esperanza Spalding, 24 ans.