Avec nos téléphones intelligents et nos comptes Instagram, sommes-nous tous devenus des Robert Doisneau en puissance? Les réseaux sociaux ont donné un second souffle à la photo, mais sont-ils en train de tuer la photographie professionnelle?

Ces questions se posent depuis quelques années déjà. Certains photographes se demandent si leur travail ne s'est pas dévalorisé. Pendant ce temps, d'autres se réjouissent et célèbrent plutôt cette renaissance de la photo, surtout chez les jeunes.

La production d'images citoyennes n'est pourtant pas apparue avec l'iPhone. On se souviendra qu'Abraham Zapruder, un simple citoyen, avait capturé des images vidéo mémorables de l'assassinant de John F. Kennedy en 1963. Plus récemment, on a pu voir des photos de l'explosion de Fukushima ou du Printemps arabe grâce à des amateurs qui ont transmis les images sur Twitter et Facebook.

Aujourd'hui, il est tellement facile de partager une image prise sur le vif pendant un événement qu'on a pratiquement oublié comment il était long et fastidieux (souvenez-vous de la chambre noire!) d'envoyer une photo.

Pour Vincent Lavoie, professeur au département d'histoire de l'art de l'UQAM, cet engouement pour la photo - qui n'est pas sans rappeler celui observé à la fin du XIXe siècle lorsque les premiers appareils portables ont fait leur apparition - est une excellente nouvelle. «Souvenez-vous, dans les années 1980, dit-il, les boutiques de photo fermaient, la pratique était en déclin. C'est l'arrivée de la photo numérique qui a relancé le marché.»

À son avis, le photographe citoyen est un complément au photographe professionnel. «Il est là où le photographe professionnel et le journaliste ne sont pas encore, observe-t-il. Il est la première ligne, les yeux. Ce qui ne veut pas dire qu'on doive se fier uniquement à son travail.»

Tout le monde s'entend là-dessus, le tournant se situe en 2005, lors des attentats de Londres. «Au moment des explosions, les lieux étaient inaccessibles aux photographes professionnels, rappelle Vincent Lavoie. Les victimes étaient les seuls témoins. C'est un cas où la photo citoyenne a marqué l'histoire.»

Martin Benoit, professeur de photographie au cégep du Vieux-Montréal, rappelle que la photographie professionnelle a ses limites. «Avec la pratique de l'embedding [un photojournaliste se joint à l'armée ou à un voyage officiel] vient aussi la censure. Les institutions réussissent à contrôler le photographe alors que personne ne contrôle le citoyen.»

Sanctifier le moment

Mais que restera-t-il de ces millions de photos dans quelques années? Pour une photo d'un Boeing qui se pose d'urgence sur le fleuve Hudson, combien de photos oubliées, effacées? «Il n'y a plus de désir d'archivage, nous sommes toujours dans le moment présent, note le professeur de l'UQAM Vincent Lavoie. Cela dit, je fais une distinction entre les photos marquantes et les photos de plats et de mode qui pullulent sur Instagram, Twitter et Facebook. Aujourd'hui, la photo ne représente rien d'important. On aime ceci ou cela. On a un rapport très hédoniste aux images.»

Pour Marie Sumalla, rédactrice photo des pages internationales du quotidien français Le Monde, les applications comme Instagram sont surtout intéressantes pour suivre le travail des photographes professionnels, pas pour voir les photos de Monsieur et Madame Tout-le-Monde. «On fait de l'actu, pas de la déco», lance-t-elle.

Une menace?

Reste que cette prolifération d'images non professionnelles ne laisse pas le milieu indifférent. Non seulement le «style Instagram» influence le travail des pros (on voit des photographes emprunter les codes de la photo citoyenne), mais il suscite en outre une vaste réflexion sur le métier.

Un exemple: le festival Visa pour l'image de Perpignan qui vient tout juste de présenter l'exposition 30 photos qui n'ont pas changé le photojournalisme, une réflexion sur l'impact de la photo citoyenne.

En entrevue à Rue89, un des organisateurs, le photographe Samuel Bollendorff, expliquait récemment que l'enjeu de l'exposition était «de déconstruire un mythe», de mettre fin à l'idée que la photo citoyenne menace la photo professionnelle.

Il faut dire que certains photographes se sentent vraiment menacés. Plusieurs médias profitent de l'enthousiasme des photographes amateurs pour faire appel à leurs services. Au Canada anglais, les journaux Sun intègrent les photos amateurs à leur couverture journalistique. À Montréal, le journal Métro offre 50$ pour une photo de nouvelle exclusive. «Ce n'est pas un phénomène nouveau, rappelle Vincent Lavoie. Déjà, durant la Première Guerre mondiale, les hebdos illustrés demandaient aux amateurs d'envoyer des photos du front. Il faut tout de même s'assurer des conditions dans lesquelles ces photos ont été prises.»

Mais voilà, un espace occupé par une photographie amateur, c'est un espace de moins pour la photo d'un professionnel.

«Il y a des médias qui voient là une façon de faire des économies, note Matthieu Rytz, photographe et président de ARKAR, l'organisme qui présente l'édition montréalaise du World Press Photo. Habituellement, l'amateur ne demande pas de cachet, il est content d'être publié. Certains en profitent.»

«Pour moi, le travail d'un photographe professionnel est irremplaçable, assure pour sa part Marie Sumalla du Monde. La photo amateur ne m'intéresse pas, à moins qu'elle s'impose comme actualité. Et alors, il faut déterminer sa dimension éditoriale. C'est quelque chose qui se produit rarement. J'aime mieux travailler avec les photographes qui ont une réflexion et qui s'inscrivent dans la durée.»