Au coeur du nouveau livre de David Foenkinos se trouve une bibliothèque remplie de manuscrits non publiés. Inadaptés, mal écrits, trop banals: quelles sont les raisons pour lesquelles les maisons d'édition rejettent les textes qu'elles reçoivent? Nous avons tenté de dresser le portrait-robot du manuscrit rebutant les éditeurs. Un exercice délicat, pour lequel nous avons sondé trois professionnels québécois rompus au tri impitoyable.

Pas une science exacte

«Si on m'avait envoyé le manuscrit de Fifty Shades of Grey, je pense que je ne l'aurais pas publié. Pourtant, il a trouvé son public», confesse Marie-Noëlle Gagnon, éditrice littéraire pour Québec Amérique. C'est dire à quel point le jugement d'un manuscrit s'avère un acte foncièrement subjectif. «Ce n'est pas une science exacte!», confirme Martine Podesto, directrice de la même maison. L'accumulation de diverses tares peut toutefois mettre un manuscrit hors course.

Prévisible ou sans équilibre

Au rang des vilains défauts: la prévisibilité. «Ça, ça ne pardonne pas! Il faut qu'il y ait du suspense», insiste Marie-Claude Fortin, éditrice littéraire chez Leméac. «Si la curiosité n'est pas piquée, qu'on est en terrain connu et qu'il n'y a pas la petite étincelle, ça part mal», corrobore Marie-Noëlle Gagnon. Olga Duhamel, directrice littéraire chez Héliotrope, désire quant à elle être «désarçonnée, surprise, séduite». Aussi, bancal égale fatal: construction chaotique et déséquilibre entre les chapitres ou les personnages sont peu appréciés.

Mal ciblés

Essaimer son oeuvre à l'aveugle attire le mauvais oeil. «On reçoit beaucoup de textes de qualité, mais qui ne sont tout simplement pas faits pour nous», remarque Olga Duhamel. «C'est un type de goût qu'on défend, bien qu'il n'y ait pas de "couleur Héliotrope"». Un manuscrit flanqué de certitudes («Je suis sûr que cette histoire est faite pour vous»), alors que les premières pages révèlent clairement une méconnaissance totale de la philosophie littéraire du destinataire, tend à provoquer l'agacement.

Et les fôtes?

Recalés d'office, les manuscrits bardés de fautes d'orthographe? Pas nécessairement. Un auteur (mystère!) fâché avec les dictionnaires a déjà été publié par Leméac, séduisant plutôt par son style. Cela dit, mieux vaut éviter de pousser le bouchon trop loin. «Quand on voit des phrases sans queue ni tête, une syntaxe surréaliste et des fautes à n'en plus finir, ça ne passe pas», indique Marie-Noëlle Gagnon.

Ma vie, mon oeuvre

Certains types d'histoire, éculés, sont-ils écartés d'office? Là encore, rien d'automatique. «Un auteur peut proposer une histoire d'amour trahi, mais complètement réinventer le sujet. Tout n'est pas dans l'histoire», note Marie-Claude Fortin. En revanche, à l'ère du narcissisme «média-social», mieux vaut raconter sa vie sur Facebook qu'aux éditeurs, qui croulent sous les autobiographies d'illustres inconnus. Or, ces dernières ont tendance à n'intéresser que leurs auteurs... «à moins que l'écriture ne soit vraiment exceptionnelle», tempère Mme Fortin.

Une lettre de présentation bâclée

Cette petite feuille, bien maigrelette comparée au manuscrit qu'elle accompagne, peut pourtant lui causer un tort gravissime. Les éditeurs l'étudient attentivement, tant elle annonce la couleur. «Le ton peut être suffisant pour savoir à quoi s'en tenir», prévient Marie-Noëlle Gagnon. «Quand la lettre de présentation contient des formules clichés, je gage 100 $ que le manuscrit en sera truffé aussi», table de son côté Marie-Claude Fortin.

Une histoire dénudée

Certains éditeurs reprochent à des auteurs de raconter une histoire... qui ne serait qu'une histoire. Traduction: un récit sans style, qui ne recourt pas aux outils de la littérature et desservi par une écriture imprécise. Résultat: carton rouge.

Le génie autoproclamé

Vous voulez couler votre manuscrit? Présentez-le comme le chef d'oeuvre du siècle. La prétention irrite, surtout lorsque le talent annoncé ne suit pas. Chez Leméac, on est rebuté par «ceux qui se regardent écrire, qui cherchent à impressionner, dont le style est pompeux ou emprunté».

Décourageante, la grosse brique?

Un éditeur lira-t-il le gros pavé atterrissant sur son bureau avec fracas? Oui, il devrait être étudié, mais attention, car il a la fâcheuse tendance à effaroucher les jurys, déjà aux prises avec des montagnes de papier noirci. De plus, il sous-entend un travail d'édition décuplé. Bref, la qualité a intérêt à être, plus que jamais, au rendez-vous.

Le (cruel) destin des manuscrits bannis

Les maisons d'édition nourrissent leur déchiqueteuse des manuscrits écartés, après les avoir conservés quelques mois. Certains auront cependant droit à une seconde chance: un éditeur transmet parfois à un concurrent des écrits susceptibles de l'intéresser.