La Black Library, une librairie britannique qui vend des romans de science-fiction dans nombre de langues, dont le français, a avisé ses clients du Québec qu’elle ne pouvait plus leur vendre ses produits en ligne. Selon elle, l’adoption de la loi 96 sur la langue française la force à communiquer avec ses clients en français sur son site transactionnel, ce qu’elle n’est pas prête à faire. Le cabinet du ministre Jean-François Roberge s’est dit prêt à examiner la situation.

Jean-Sébastien Fortin achète des romans, livres audio et électroniques directement de la Black Library depuis près de 20 ans. Ces romans de science-fiction sont inspirés des univers de jeux de table et de jeux vidéo de la société mère, Games Workshop, célèbre dans le monde entier pour ses figurines de plomb.

Véritable fan de ces romans publiés depuis le milieu des années 1990, ce cascadeur de Québec en achète un ou deux par mois. Il affectionne particulièrement les livres audio qu’il écoute lors de ses déplacements à Montréal ou aux États-Unis. Aujourd’hui, il possède plus de 250 de ces œuvres.

Mais à la fin du mois de mai dernier, il a reçu un courriel de la Black Library l’avisant qu’il ne pourrait plus faire l’achat de ces produits sur le site web de la librairie.

À partir du 1er juin, vous ne pourrez plus faire d’achat sur notre site. Ce changement est dû à l’entrée en vigueur de la loi 96 au Québec.

Extrait du courriel de la Black Library

Interloqué, il a demandé des explications. La direction lui a répondu : « Les commerces qui offrent des biens et services au Québec doivent servir leur clientèle en français, y compris lors du processus d’achat sur les sites transactionnels. Toutes les communications, les contrats, la facturation, etc. doivent se faire en français. Dans ce contexte, nous avons pris la décision difficile de mettre fin à nos ventes au Québec. »

CAPTURE D’ÉCRAN FOURNIE PAR JEAN-SÉBASTIEN FORTIN

La réponse de la direction de la Black Library au courriel de Jean-Sébastien Fortin

Jean-Sébastien Fortin ne s’explique tout simplement pas la décision de la Black Library de mettre fin à son commerce avec ses clients du Québec et déplore le fait qu’il doive maintenant se tourner vers Amazon, qui ne vend qu’une partie de l’immense collection de la Black Library tout en prenant une part des ventes. Est-ce que la loi 96 a vraiment une telle portée ? Ou est-ce que la librairie a interprété la loi dans un sens trop large ?

PHOTO JACQUES GAINES, FOURNIE PAR JEAN-SÉBASTIEN FORTIN

Le résidant de Québec Jean-Sébastien Fortin

« La librairie a une page web en français, vend ses livres en français, mais son site transactionnel est effectivement en anglais, même si, on s’entend, on parle essentiellement d’un formulaire… Est-ce que le gouvernement va faire la police sur tous les sites transactionnels de toutes les entreprises du monde pour s’assurer qu’elles communiquent en français avec leurs clients ? »

Réaction du ministre

Le cabinet du ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a réagi à cette histoire dans une communication écrite avec La Presse. Il s’est montré ouvert à examiner la situation de plus près.

« La loi 96 protège les droits des Québécois à recevoir des services en français. Ce droit est fondamental. L’intention du législateur est de faire en sorte que tous les commerçants qui souhaitent exercer directement au Québec doivent offrir aux Québécois une version française de leur site transactionnel. Par contre, nous sommes conscients que si des Québécois veulent acheter des livres d’un libraire d’un autre pays, cette volonté doit aussi être respectée. Nous allons faire le suivi qui s’impose. »

La loi 96 mentionne effectivement « la langue de service et la langue du commerce, que ce soit l’affichage, l’achat et la vente ». Son application aux sites transactionnels de commerces étrangers est une mesure tout de même assez rare.

MJeffrey Talpis, professeur spécialisé en droit international privé à l’Université de Montréal, admet que la ligne est mince quand on considère le contenu que l’on retrouve dans la partie transactionnelle d’un site web. Malgré tout, il considère que la loi 96 peut avoir des effets extraterritoriaux sans violer le droit international « s’il existe un lien réel et substantiel » avec la juridiction québécoise. Le lien ici est la protection du français.

« On présume ici qu’il n’y a pas de violation constitutionnelle, ce qui est une autre question, plus profonde, sur laquelle je ne me prononcerai pas, nous dit-il. Mais disons que c’est valide, c’est la question de la portée de la loi qui est intéressante ici. En principe, les lois d’une province ne peuvent pas avoir d’effet extraterritorial, mais dans ce cas-ci, on parle d’une loi qui englobe tous les Québécois et, incidemment, les entreprises étrangères qui interagissent avec eux. »

« Le client frustré pourrait s’adresser aux tribunaux, renchérit MTalpis, mais il devra probablement intenter un recours collectif pour contester la constitutionnalité de la loi dans un premier temps. Puis, dans un deuxième temps, le principe de l’extraterritorialité de la loi… Mais c’est loin d’être gagné. En fait, c’est plus facile pour le commerçant étranger de se conformer et de franciser sa page transactionnelle, mais si sa clientèle n’est pas si importante, il n’investira pas dans des services en français. »

Depuis l’entrée en vigueur de la loi 96, les consommateurs peuvent poursuivre en justice des entreprises de services s’ils estiment que leurs droits linguistiques sont brimés, ce qui a sans doute convaincu nombre d’entre eux soit de se conformer, soit d’arrêter de servir la clientèle québécoise. « Un tribunal pourrait émettre une injonction, note MTalpis, mais est-ce que cette injonction serait reconnue à l’étranger ? J’ai bien des doutes. »

N’empêche que, dans ce cas-ci, la Black Library semble avoir pris les devants. Qui va surveiller la langue de communication utilisée dans les autres sites transactionnels du monde entier ? Le Québec a-t-il les moyens de partir en chasse contre eux ? « À la base, insiste MTalpis, il faut qu’une plainte soit déposée contre ledit commerce. » Reste à savoir si le gouvernement assouplira l’application de sa loi dans certains cas. En décidant, par exemple, de soustraire les formulaires de ses communications. À voir.