Le géant français de l’uranium Orano reproche à un géologue québécois de l’avoir fraudé en payant 17 millions à l’un de ses employés. Un cadeau « secret et illicite » après une importante acquisition : la société d’État venait de lui racheter pour près de 53 millions ses parts d’une société de prospection dans le Nord-du-Québec. La poursuite révèle une transaction catastrophique et un obscur montage financier dans les paradis fiscaux, du Luxembourg aux Bahamas en passant par Hong Kong et une société de fiducie néo-zélandaise.

En 2007, le géologue Serge Genest encaissait une cagnotte de 47,7 millions en revendant à Orano (alors appelée Areva) ses parts dans l’entreprise Uranor, qui revendiquait le « plus important indice uranifère en surface au Québec », dans les monts Torngat. En prime : 5 millions supplémentaires pour céder également sa société d’exploration au géant de l’atome.

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Serge Genest et sa femme Céline Lachance sont tous les deux poursuivis par Orano.

Mais Genest n’a pas tout gardé pour lui. Il a très discrètement fait verser 17 millions dans une société de fiducie néo-zélandaise au bénéfice de son vieux compagnon de prospection Claude Caillat… un employé d’Areva. Le tout, en vertu d’une « entente secrète », selon la poursuite de la société d’État française devant la Cour supérieure du Québec. Une « récompense » pour sa contribution à la découverte du site d’uranium, baptisé « CAGE », selon les premières lettres des noms des deux géologues.

« Conflit d’intérêts flagrant »

Lorsqu’il a participé aux travaux, Caillat n’agissait pourtant pas à son compte, mais à titre de salarié d’Areva, souligne la multinationale. « Claude Caillat n’était d’aucune façon en droit d’exiger une quelconque portion du prix payé par le Groupe Orano pour la vente des actions », assène la poursuite en Cour supérieure du Québec.

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Claude Caillat, ex-employé d’Orano condamné pour blanchiment en France

Selon la société d’État, son géologue s’est donc retrouvé en « conflit d’intérêts flagrant », d’autant plus que Caillat devait aider son employeur à négocier avec son ami Genest pour lui racheter les actions d’Uranor qu’il détenait.

Selon Orano, Caillat avait « préalablement conclu une entente » avec Genest pour qu’il lui verse « une part substantielle du prix à être payé par le Groupe Orano », dénonce l’entreprise.

« Ce faisant, plus le montant du prix de vente était élevé, plus la somme que Claude Caillat recevait était importante », ajoute la société d’État française.

Selon des communications internes de l’entreprise déposées en preuve, Caillat avait contribué à valider auprès de la haute direction une estimation de ressource de 100 000 tonnes d’uranium sous les claims de CAGE.

Les patrons de la multinationale « n’auraient jamais donné leur consentement aux transactions » s’ils avaient été informés de l’entente secrète entre leur employé et le vendeur, selon la poursuite.

La société d’État française veut donc faire annuler l’achat des parts de Genest dans Uranor, conclu il y a 16 ans. Par le fait même, elle demande au juge de forcer le géologue, sa femme et Caillat à rembourser les 53 millions déboursés pour racheter les parts d’Uranor de Genest.

Si la Cour refuse d’annuler la vente, Orano demande à tout le moins le remboursement des 17 millions que Genest a secrètement versés dans la société de fiducie ouverte au bénéfice de Caillat et de sa famille.

Enquête journalistique

Orano a découvert le pot aux roses neuf ans après la transaction, en 2016, à la suite de « l’appel d’un journaliste d’un quotidien québécois », indique la multinationale dans sa poursuite.

Le Journal de Montréal avait découvert le paiement de 17 millions dans des documents et des transcriptions d’interrogatoires déposés à la Cour fédérale. Pour éviter de payer son dû au fisc après la lucrative vente de ses parts d’Uranor, Genest avait lui-même invoqué son versement secret à Caillat. Il tentait de faire passer le substantiel paiement à son ami pour une perte admissible.

Les documents déposés devant le tribunal détaillent le chemin tortueux qu’a pris l’argent avant de disparaître, dans un montage extraterritorial de l’avocat montréalais Stéphane Saintonge. Condamné pour fraude fiscale en 2012, le spécialiste des grandes fortunes a également mis sur pied des structures financières pour Wilfrid Nguesso, fils adoptif du dictateur congolais Denis Sassou Nguesso au Québec. Aujourd’hui exilé aux Bahamas, l’avocat est lui aussi poursuivi par Orano.

Dans une déclaration sous serment déposée à la Cour fédérale, Genest a candidement expliqué en 2014 qu’il devait rester discret en transférant ses millions à son ami. « Comme Claude [Caillat] travaillait toujours pour le compte d’Areva, il fallait le mettre à l’abri de soupçons potentiels même s’il n’y a jamais eu de corruption ou de malversation », prétendait-il.

« J’ai essayé de trouver une façon de le récompenser sans l’exposer, parce que je n’ai pas envie qu’il fasse de la prison, c’est un chum ! », avait-il ensuite expliqué au Journal de Montréal.

Dans sa propre déclaration sous serment en 2014, Caillat laissait d’ailleurs entrevoir une certaine inquiétude quant à cette manne devenue embarrassante. « Je ne me sens aucunement responsable de la décision de Serge Genest, une décision généreuse qui fut appréciée, mais qui, je l’espère, ne me causera aucun souci. »

Une déclaration prémonitoire, puisque Areva, devenue Orano, a mené une enquête interne sur ce paiement à son ex-géologue, avant de déposer une plainte pénale, puis cette poursuite civile au Québec.

Serge Genest a refusé de s’entretenir avec La Presse. « Mon avocat me le déconseille fortement et je vais lui obéir. »

Le porte-parole du géant français de l’uranium, Gwénaël Thomas, n’a pas répondu à nos questions non plus. « Considérant que des procédures sont toujours en cours, Orano ne souhaite pas faire de commentaire plus avant. »

De fiasco en fiasco

PHOTO MARIO FOURMY, FOURNIE PAR ORANO

Le siège social d’Orano à Paris

Pour Orano, le fiasco d’Uranor au Québec a de nombreux points en commun avec un scandale qui empoisonne la multinationale depuis 16 ans. Il a mené à une enquête toujours en cours sur l’ancienne haute direction, dont l’ex-PDG Anne Lauvergeon.

En 2007, la société d’État française, qui s’appelait alors Areva, allongeait 1,8 milliard d’euros (environ 2,5 milliards CAN à l’époque) pour Uramin, une société canadienne détenant des claims en Afrique. Finalement, aucun de ses prétendus gisements n’a été mis en exploitation à cause de graves problèmes techniques.

Avec des prix de l’uranium atteignant des records jamais égalés depuis, Areva souffrait alors d’une grave pénurie du précieux métal radioactif alimentant les réacteurs qu’elle fabriquait.

« Officiellement, le but était de reconstruire le portefeuille minier de l’entreprise », dit Thierry Gadault, un journaliste d’enquête qui a publié Areva mon amour, un livre sur l’opacité dans laquelle s’activait ce géant industriel français.

L’entreprise tâchait de vendre ses réacteurs EPR avec une alimentation en carburant, clés en main.

C’était le fameux modèle Nespresso : Areva faisait la machine et les capsules. Mais pour trouver de l’uranium, c’était la fuite en avant : il n’y avait rien à vendre.

Thierry Gadault, journaliste d’enquête

Selon lui, les achats de propriétés minières bidon, surtout en Afrique, étaient alors devenus une façon d’amasser une caisse noire pour des opérations de corruption.

Un même personnage central

Uramin, Uranor : dans les deux cas, le Belge Daniel Wouters a joué un rôle central dans les négociations en 2007. À titre de directeur du développement et des partenariats, il pilotait une cellule spéciale chargée de trouver des gisements d’uranium à tout prix.

PHOTO TIRÉE DE LINKEDIN

Daniel Wouters

Outre-Atlantique, les autorités l’ont « mis en examen » (dans le système français, il fait l’objet d’une enquête judiciaire) en 2018 pour « complicité des délits de corruption d’agent public étranger, d’abus de confiance et de corruption privée ». Les enquêteurs cherchent à savoir s’il a pu bénéficier d’avantages économiques pour avoir favorisé l’achat ruineux d’Uramin.

Des documents et des courriels qu’Orano a déposés en Cour supérieure du Québec montrent que Wouters a aussi joué un rôle central dans la décision d’acheter les actions du géologue québécois Serge Genest dans la petite société d’exploration Uranor.

Le prix que le géant de l’atome lui a accordé pour les 10 % qu’il détenait, 47,7 millions, implique que l’entreprise valait donc 477 millions.

La société n’avait pourtant mené aucun travail d’exploration réel sur les claims où se trouvait sa prétendue mine potentielle, l’indice CAGE. Uranor n’avait pris que des mesures de surface.

Orano a refusé de faire tout commentaire sur les justifications derrière les transactions Uramin et Uranor.

PHOTO FOURNIE PAR UBS

Les 17 millions secrètement versés dans une société de fiducie ont d’abord abouti dans un compte de la banque UBS au Luxembourg.

Des millions disparus dans les paradis fiscaux

En mars, un tribunal de Paris a condamné l’ex-géologue Claude Caillat à 10 mois de prison avec sursis et 150 000 euros d’amende pour blanchiment de fraude fiscale. Il est coupable d’avoir dissimulé les 17 millions de dollars versés dans une société de fiducie à son bénéfice, après la lucrative transaction de son vieux compagnon de prospection Serge Genest avec son propre employeur, Areva.

L’enquête a commencé après les reportages québécois de 2016 sur ces transferts de fonds. Les articles ont poussé la haute direction parisienne d’Areva (devenue Orano), le fisc français et la brigade financière à se pencher sur l’affaire. Puis la police a perquisitionné chez Caillat en 2017, révèle le jugement contre l’ex-géologue, que La Presse a obtenu.

En 16 ans, les 17 millions se sont littéralement évaporés dans les paradis fiscaux. Le tribunal français décrit tant bien que mal le parcours des fonds dans une série de structures plus opaques les unes que les autres. D’une fiducie néo-zélandaise à une série de polices d’assurance en passant par des comptes au Luxembourg, en Suisse, à Hong Kong et aux Bahamas, les fonds ont été dilapidés en frais de gestion et en transferts obscurs au gré des transactions.

Des « prêts » involontaires à son ami et à son avocat

Plus de 2 millions de dollars issus de la fiducie auraient même été « prêtés » à l’insu de Caillat à son ami Serge Genest et au fiscaliste montréalais Stéphane Saintonge, qui a monté la structure extraterritoriale en 2007.

Aujourd’hui, il ne resterait plus que 1,25 million dans la cagnotte, et les membres de la famille Caillat n’en seraient même plus les bénéficiaires désignés.

Le jugement précise d’ailleurs que Genest et Saintonge seraient disposés à remettre à Caillat le reste des fonds « dans le cadre d’un règlement global et final avec le fisc français », en plus de payer eux-mêmes 700 000 $ au total.

Contradictions

La décision souligne aussi les nombreuses versions de l’histoire qu’a livrées Caillat.

En cour, il a assuré qu’il n’avait « en aucun cas bénéficié de l’argent », selon un compte rendu de l’AFP. Mais en 2014, dans un interrogatoire préliminaire pour la Cour fédérale canadienne, il avait admis avoir touché 63 448 $ en liquide de Genest et de sa femme.

Puis il a avoué avoir touché au moins 60 000 euros en provenance de la fiducie. Mais surtout, il a bénéficié d’un « prêt » de 250 000 euros d’une société sous le contrôle des gestionnaires de la cagnotte, prêt qu’il n’a jamais remboursé.

Une société des Panama Papers

Les 17 millions sont passés par MZ Finance, une firme du Luxembourg figurant dans les Panama Papers, une fuite de 11,5 millions de documents issus du cabinet d’avocats Mossack Fonseca.

En 2016, des médias membres de l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ) expliquaient que MZ Finance a créé une trentaine d’entreprises dans les paradis fiscaux. Le Monde révélait aussi comment la firme était devenue une filiale d’un fonds d’investissement dirigé par l’ex-président du Fonds monétaire international Dominique Strauss-Kahn.

Polices d’assurance et lingots d’or

Dès 2007, au moins 10,8 millions d’euros issus de la fiducie au bénéfice de Caillat ont servi à acheter une série de polices d’assurance vie. Un an plus tard, les contrats d’assurance étaient rachetés et les millions placés dans un compte au Luxembourg, avant d’être réinvestis dans un autre contrat d’assurance auprès d’une autre compagnie.

Selon le jugement français, les gestionnaires des fonds ont encore répété le manège, tout en achetant des lingots d’or et en faisant différents investissements obscurs.

À la Cour fédérale, Caillat évoquait en 2014 des placements malheureux dans des « hedge funds ».

L’argent s’est ensuite déplacé à la banque EFG, dans des comptes en Suisse, à Hong Kong, puis aux Bahamas.

Déficit mystère

Finalement, les gestionnaires des fonds de la fiducie ont contracté une dernière police d’assurance vie, auprès de la compagnie anglaise Cotswold Insurance, au coût de 5 millions d’euros.

À la liquidation de ce contrat, la compagnie d’assurance n’a cependant remis que 1 million d’euros, selon les informations recueillies par le tribunal. « Le déficit devait être documenté par la compagnie », indique le juge.

Commentaires laconiques

Contacté par La Presse, un porte-parole d’Orano écrit dans un courriel que la société d’État « s’interroge sur les circonstances qui auraient conduit l’un de ses collaborateurs » (Caillat) à toucher les 17 millions « de manière opaque » de la part « d’un de ses co-contractants » (Genest).

« [La condamnation de l’ex-employé à Paris] nous conforte dans l’action que nous menons via notre dépôt de plainte », écrit Gwénaël Thomas, sans faire davantage de commentaires.

Contacté par La Presse, l’avocat français de Caillat, Laurent Le Mehaute, n’a pas expliqué les contradictions de son client.

Joint par l’intermédiaire de son avocate, le fiscaliste Stéphane Saintonge a refusé de commenter l’affaire.

En savoir plus
  • 142 $ US
    Sommet historique du prix de la livre d’uranium atteint en juin 2007, au moment même où Areva (devenue Orano) négociait l’achat des actions d’Uranor avec Serge Genest. Il est retombé brutalement. La livre d’uranium vaut aujourd’hui moins de 58 $ US.
    Source : TRadingEconomics.com