À part pour quelques stars littéraires qui sont systématiquement sur toutes les couvertures à chaque parution, on ne peut jamais deviner le destin d’un livre. Dominique Fortier le reconnaît, l’histoire de son manuscrit Les villes de papier tient du parcours magique, et ce, depuis le début.

« C’est comme un chat, il a plusieurs vies », m’a-t-elle dit au téléphone, à bout de souffle, submergée par la surprise et les réactions au prix Renaudot de l’essai qu’elle a reçu lundi. « Je pense que toutes les personnes que j’ai croisées depuis ma naissance me félicitent… C’est fou ! On dirait que c’est ma fête, Noël et la Coupe Stanley en même temps. C’est très émouvant de voir qu’il y a plein de gens qui se sentent émus et concernés. »

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Dominique Fortier

Dominique Fortier est la première Québécoise récompensée par un Renaudot, et rejoint ainsi le club très sélect des écrivaines québécoises ou canadiennes primées (parce qu’elles sont majoritairement des femmes) par l’un des grands prix littéraires français les plus en vue : Gabrielle Roy (prix Femina 1947 pour Bonheur d’occasion), Marie-Claire Blais (prix Médicis 1966 pour Une saison dans la vie d’Emmanuel), Antonine Maillet (prix Goncourt 1979 pour Pélagie-la-Charrette), Anne Hébert (prix Femina 1982 pour Les fous de Bassan), Nancy Huston (prix Femina 2006 pour Lignes de faille) et Dany Laferrière (prix Médicis 2009 pour L’énigme du retour).

Mais revenons sur la genèse des Villes de papier, un travail d’orfèvre d’une infinie délicatesse qui raconte par petites touches impressionnistes et personnelles ce qu’a pu être la vie de la plus mystérieuse des poétesses, l’Américaine Emily Dickinson. L’un des grands livres que j’ai lus dans la dernière décennie, sans hésiter. D’abord, le livre est né d’un cul-de-sac créatif de Dominique Fortier, qui peinait depuis trois ans sur un autre projet très ambitieux. Puis, en envoyant son manuscrit chez Alto, sa maison d’édition depuis toujours, elle a aussi envoyé un exemplaire dans une enveloppe, sous pseudonyme, chez Grasset et Gallimard, afin de réaliser un rêve de petite fille. Grasset l’a tout de suite accepté.

Aujourd’hui, cela lui vaut le Renaudot, ce qu’elle n’aurait jamais pu prévoir, en plus d’avoir été sur la liste du prix Femina.

Je voyais ça comme quelque chose qui existe dans les livres, ou dans les journaux. Quelque chose qui arrive à des gens qui ne sont pas moi et à des livres qui ne sont pas les miens. Au Québec, nous avons un rapport à ces prix qui est un rapport de spectateur, comme un sport où on ne s’imaginerait jamais se retrouver de l’autre côté de la clôture. De voir son livre tout à coup exister de cette façon-là est très étrange.

Dominique Fortier,

Tout aussi étrange est le contexte dans lequel elle reçoit ce prix, soit en pleine pandémie. Les dévoilements des prix littéraires ont été repoussés en soutien aux librairies françaises qui ont été fermées pendant la deuxième vague et qui viennent de rouvrir. Remis traditionnellement le même jour que le Goncourt qui a couronné L’anomalie de Hervé Le Tellier, le Renaudot, qui a récompensé le roman Histoire du fils de Marie-Hélène Lafon, a été annoncé en ligne.

Mais ce confinement colle parfaitement à l’esprit solitaire de Dickinson, elle aussi célébrée par le Renaudot d’une certaine façon, grâce à la plume extraordinaire de Dominique Fortier que j’admire depuis la première phrase que j’ai lue d’elle. « Si ce livre peut amener de nouveaux lecteurs à la poésie, et à celle d’Emily Dickinson en particulier, je vais avoir fait œuvre utile. Parce que je trouve que c’est quelqu’un qui nous aide à vivre. En particulier maintenant, dans nos vies un peu confinées où on a l’impression que plein d’affaires nous manquent. Elle peut nous faire prendre conscience que l’essentiel ne nous manque pas tant que ça. »

Dominique Fortier partage avec Dickinson un grand penchant pour la discrétion et Les villes de papier a fait son chemin sans qu’elle fasse de promotion en France, porté par son éditrice chez Grasset, Chloé Deschamps, qu’elle n’a jamais rencontrée en personne, ainsi qu’une presse française élogieuse et des libraires enthousiastes. « Tout le monde a été bienveillant, dit Fortier, encore surprise. C’est un peu comme si ce livre-là était touché par la grâce. » De recevoir les félicitations de Dominique Bona au téléphone, seule femme membre du jury du Renaudot, l’a renversée, car elle a été importante dans son parcours, étant l’auteure de la biographie de Romain Gary qui l’a longtemps accompagnée, puisque Gary était le sujet de sa thèse en littérature à l’université. « Elle m’a fait pleurer. »

Antoine Tanguay, son éditeur au Québec depuis son premier roman, Du bon usage des étoiles en 2008, préparait déjà les bandeaux du livre en réimpression et le communiqué de la victoire, car il a toujours cru en elle.

« Ce sera peut-être dur à croire, mais je ne suis pas surpris que ce roman se rende aussi loin, aussi haut, et qu’enfin on reconnaisse (c’est une chose trop rare) le talent littéraire d’ici en France, a-t-il pris le temps de m’écrire dans cette journée folle. Depuis que je la publie, Dominique a toujours su me surprendre, alors je m’y suis fait. Je blague un peu, mais elle mérite tout ce qui lui arrive et son livre a écrit sa propre histoire chez Grasset. Par son talent d’abord, mais aussi parce qu’au fil des livres, dont certains sont des bijoux inclassables conçus dans la curiosité et la générosité (Révolutions avec Nicolas Dickner, Pour mémoire avec Rafaële Germain), elle me prouve qu’elle est très proche de ce que je considère comme l’écrivain idéal. Ses phrases touchent souvent l’universel, je ne sais pas trop comment l’exprimer autrement. Elle me subjugue depuis plus de 10 ans. Les villes de papier connaissait déjà une vie formidable et là, il peut entrer dans la légende. »

Il est vrai que l’automne a été généreux pour les écrivaines québécoises qui ont fait la manchette en France, comme Marie-Ève Thuot (La trajectoire des confettis), Mireille Gagné (Le lièvre d’Amérique) ou Marie-Pier Lafontaine (Chienne), ce qui réjouit Dominique Fortier. « On se dit que pour la première fois peut-être, ils ne considèrent pas notre littérature comme une littérature régionale, provinciale ou folklorique. C’est comme si pour eux, elle entrait dans ce que Milan Kundera appelait “le grand contexte”. C’est de la littérature, point. »

Je me souviens de cette jeune écrivaine timide et seule à son stand avec son premier roman au Salon du livre. J’ose espérer que ce prix Renaudot pour Les villes de papier, que je n’ai pas cessé de recommander et qui m’a fait acheter la poésie de Dickinson, donnera envie aux lecteurs d’ici et d’ailleurs de découvrir l’œuvre qui précède — Du bon usage des étoiles, Les larmes de saint Laurent, La porte du ciel ou Au péril de la mer. Car Dominique Fortier est de la trempe des plus grandes depuis longtemps, et le Renaudot vient seulement le confirmer.

IMAGE TIRÉE DU SITE D’ALTO

Les villes de papier, de Dominique Fortier

Retour sur François Legault et l’ALQ

J’ai commenté dimanche dans une chronique les lectures de François Legault à l’activité « Lire en chœur » de l’Association des libraires du Québec (ALQ), qui a retiré de son site la liste des suggestions du premier ministre dans une réaction paniquée face à ceux qui critiquaient ses choix, avant de la remettre en ligne. À peu près tout et n’importe quoi a été dit lundi sur cette erreur corrigée, je n’ai rien à ajouter, à part une question à ceux qui appellent au boycottage des librairies indépendantes : vous pensez vraiment défendre la liberté d’expression et l’exception culturelle québécoise en vous tournant vers Amazon ? Votre librairie de quartier qui tient bon depuis des mois n’a rien à voir là-dedans, allez donc l’encourager plutôt que de perdre votre temps en débats vaseux sur les réseaux sociaux. Et achetez ce que vous voulez, aucun libraire ne vous en fera le reproche.