Elles ont vendu des crayons, passé le balai, pris en main le festival Juste pour rire quand leur grand frère a eu des ennuis avec la justice et, au grand dam de ce dernier, amassé des fonds pour la cause étudiante. Inséparables depuis 48 ans, voilà que les jumelles Rozon se préparent à vivre une nouvelle aventure... séparées par un océan.

Il faut d'abord établir laquelle est laquelle, ce qui n'a jamais été une mince affaire. Longtemps, Luce et Lucie Rozon, de vraies jumelles nées il y a 48 ans au sein d'une famille de sept enfants, ont été confondues, confondantes et impossibles à distinguer.

Mais ces jours-ci, à l'aube du 30e festival Juste pour rire, auquel elles participeront de loin puisqu'elles n'en assurent plus l'organisation, une couleur de cheveux fera la différence.

En effet, Luce l'émotive a désormais les cheveux bruns, alors que Lucie la rationnelle a choisi le blond. Pour le reste, les jumelles aux décolletés plongeants, aux tenues flamboyantes, à la voix qui porte et au rire tonitruant continuent d'occuper le même local, au fond d'un couloir du siège social du groupe Juste pour rire, boulevard Saint-Laurent.

Leurs bureaux respectifs sont séparés par une cloison, mais on se demande bien pourquoi, puisqu'elles ne cessent de se consulter pour un oui ou pour un non.

«La première chose qu'on fait le matin en se levant, lance Lucie, c'est de se téléphoner, puis d'aller faire notre gym ensemble.»

S'il y a des tensions entre ces deux-là, elles sont impossibles à déceler. Dans le petit salon attenant à leur bureau, où elles me reçoivent, elles ont l'une pour l'autre une écoute, une attention et des égards presque touchants.

Jamais l'une n'interrompt l'autre. Jamais l'une ne cherche à éclipser l'autre. Les regards obliques qu'elles se lancent à l'occasion sont dénués de tout jugement comme si, en fin de compte, elles n'étaient pas deux entités distinctes, mais une seule et même entité dont les rares différences sont toujours complémentaires.

Pourtant, à compter de septembre, les jumelles s'apprêtent à vivre pour la première fois de leur vie séparées par un océan.

Luce, l'émotive, créative et artiste dans l'âme, ira diriger Juste pour rire Scène France à Paris. Lucie, pour sa part, restera à Montréal et s'occupera de la gestion générale de Productions Juste pour rire Scène 2, la boîte qu'elles ont fondée il y a trois ans à l'intérieur du groupe Juste pour rire et qu'elles détiennent à parts égales avec leur soeur Martine.

La question demeure entière: comment feront-elles pour survivre à un si grand éloignement?

«C'est sûr qu'on a beaucoup braillé quand on a pris la décision, affirme Luce, mais le timing était bon, et puis c'est clair qu'on ne sera jamais séparées très longtemps. D'abord, il y a Skype. De plus, moi, je vais revenir à Montréal aux six semaines, et Luce va venir à Paris le plus souvent possible.»

Au départ, c'est Lucie qui devait partir à Paris, mais elle a dû y renoncer à cause de sa fille unique de 10 ans, dont elle ne voulait pas chambouler l'existence. Pour Luce, qui a trois enfants frôlant la vingtaine, l'exil parisien posait moins problème.

En couple toutes les deux avec des Français - Luce depuis 25 ans, Lucie depuis une douzaine d'années -, les jumelles ont beau être soudées, elles ont aussi chacune leur vie.

Luce vit à Saint-Lambert, Lucie au centre-ville de Montréal. Politiquement, elles logent à la même enseigne de gauche, mais avec des nuances. Lucie est une souverainiste et une péquiste pure et dure. Luce est une fervente de Québec solidaire et une admiratrice d'Amir Khadir, à qui elle reproche toutefois d'avoir chez lui une reproduction retouchée de La Liberté guidant le peuple de Delacroix, où l'on voit Khadir arme au poing pendant que Jean Charest gît mort à ses pieds.

«Je trouve ça très déplacé de sa part. Il dit que c'est une blague, mais je ne la trouve pas drôle du tout», affirme Luce.

Endosser la cause étudiante

Ce n'est pas un secret: ces battantes de l'humour ont endossé à fond la cause étudiante, au grand dam de leur frère Gilbert Rozon, qui n'a cessé de dénoncer publiquement le mouvement de contestation. Mais les jumelles persistent et signent: «La hausse, je trouve ça scandaleux, affirme Luce. Ils disent que les études ne coûtent rien au Québec, mais c'est pas vrai. Moi, j'en ai un qui étudie le droit à Sherbrooke, et ça me coûte 15 000$ par année!»

Lucie, pour sa part, déplore l'égoïsme et l'individualisme de l'époque, et s'en prend à un gouvernement qui n'hésite pas à accorder 200 millions pour la construction d'un aréna à Québec ou à faire un prêt de 58 millions à une entreprise minière, mais qui prétend ne pas avoir d'argent pour l'éducation de ses enfants.

Les deux défendent avec autant de véhémence le courage des gens de la CLASSE et ne font aucun cas des jeunes féministes qui se sont opposées à recevoir une partie de l'argent amassé par le spectacle des humoristes indignés qu'elles ont organisé.

«L'argent est allé en entier à Juripop, qui conteste la loi 78. Notre seul regret, c'est que cette fausse controverse montée en épingle par les médias a une fois de plus éclipsé le vrai débat.»

Ce n'est pas un hasard si les jumelles sont contre la hausse. Nées dans une famille nombreuse et modeste, elles affirment qu'elles n'auraient pas pu poursuivre des études universitaires - en finances pour Lucie et en biologie pour Luce - sans la générosité de l'État québécois.

Comme leur frère Gilbert, elles ont commencé à travailler à 10 ans. Leur père, un contremaître pour la voirie, ne gagnait pas assez pour faire vivre la famille et devait accepter de petits contrats pendant ses temps libres. Un de ceux-là était l'entretien d'un cimetière.

«Autant dire qu'on a tous commencé de bonne heure à creuser des tombes et des bases de monuments pour aider notre père», raconte Lucie.

Elles tiennent leur opiniâtré de leur père. Tout comme leur grand frère, dont elles ne partagent pas les positions, mais pour lequel elles ont le plus grand respect. «Gilbert, c'est notre grand frère. Il a peut-être des défauts, mais il a autant de qualités. Jamais il ne nous a dit quoi faire. Avec nous comme avec les autres, il a toujours été d'une générosité extrême. On lui doit beaucoup. Sur la question de la hausse, notre famille est très divisée. Nous avons eu des soupers de famille où ça a brassé beaucoup, mais curieusement moins avec Gilbert qu'avec d'autres membres», raconte Lucie.

Arrivées au Groupe Juste pour rire il y a plus de 20 ans, les jumelles ont commencé au bas de l'échelle. «Gilbert ne nous a pas fait de faveurs», disent-elles à la blague. Lucie a fait des ménages, Luce était à la billetterie et, lentement mais sûrement, elles ont su se rendre indispensables, en prenant en charge le volet des arts de rue ou le musée qui se cherchait une identité, en créant le défilé des jumeaux...

En 1998, lorsque leur frère a été accusé d'agression sexuelle sur une employée du Manoir Rouville-Campbell, elles ont carrément pris les commandes du festival avec l'aide de leurs soeurs Martine et Constance. Puis, en 2008, elles se sont retirées du festival pour fonder leur propre entreprise et faire ce qu'elles aiment par-dessus tout: de la gérance et de la production d'artistes.

Cette année, à Juste pour rire, pendant que Luce fera ses boîtes pour Paris, Lucie sera sous la tente VIP du festival pour s'occuper des invités. On ne les verra plus aussi souvent en double. Mais qu'on ne s'inquiète pas: à Montréal comme à Paris ou à Tombouctou, ces deux-là ne resteront jamais séparées très longtemps.