Dave Brubeck donnera ce soir son 14e concert en 12 visites au Festival de jazz, la première remontant à 1981 - à l'Expo-Théâtre de la Cité du Havre. Dans les jazzmen internationaux, sauf erreur, le pianiste californien ne le cède en assiduité qu'au contrebassiste Charlie Haden (19 visites), au guitariste Pat Metheny (16) et au saxophoniste Joe Lovano (14).

À Montréal, Dave Brubeck s'est produit en trio avec ses fils, en quatuor et en octet; il a joué avec l'OSM, avec la chorale et l'orchestre Tudor et avec la Pièta de la violoniste Angèle Dubeau, l'année de ses 80 ans (2000), anniversaire que le FIJM soulignera deux ans plus tard.

Le souriant monsieur était au Festival l'an dernier pour marquer le 50e anniversaire de la sortie du microsillon Time Out (1959), une oeuvre qui a marqué le jazz non seulement par sa structure rythmique mais par son rayonnement dans des publics qui n'étaient pas, jusque-là, gagnés au jazz. Année de grands crus, 1959, qui a aussi vu la sortie de disques «annonciateurs» tels Kind of Blue (Miles Davis), Mingus Ah! Um! (Charles Mingus), The Shape of Jazz to Come (Ornette Coleman) et Giants Steps (John Coltrane).

«Dave Brubeck compte parmi les pionniers du jazz moderne, nous dira la jazzwoman montréalaise Lorraine Desmarais, invitée au piano du big band féminin Diva qui a joué (deux soirs au St-Denis) en première partie du Dave Brubeck Quartet, en 1999. «Son apport au jazz touche autant le côté rythmique que mélodique.»

L'aspect le plus innovateur de Time Out résidait dans le fait que chacune des sept pièces du disque avait été écrite dans une mesure différente et qu'aucune ne l'était dans une mesure à quatre temps, la mesure «naturelle» du jazz, comme du gauche-droite, gauche-droite du défilé militaire. Ainsi Take Five, la pièce la plus célèbre du disque - Columbia l'avait sortie en 45-tours, autre première, et vendue à plus d'un million d'exemplaires: record - était en 5/4, tout à fait inusité. Ce qui fera dire plus tard à Dave Brubeck que les musiciens du temps étaient incapables de jouer ce morceau nouveau genre de Paul Desmond (1924-1977), saxophoniste au son limpide et gracieux qui a compté autant dans les succès du quatuor que Brubeck lui-même, un pianiste assez ordinaire techniquement.

Lorraine Desmarais nous rappelle ici l'autre aspect important du travail du célèbre pianiste: «Dave Brubeck a été l'une des têtes d'affiche du Third Stream, un mouvement qui visait la synthèse entre la musique classique et le jazz, dans les années 50.»

Un des professeurs de Brubeck a été le compositeur français Darius Milhaud, qui l'a beaucoup influencé et à qui l'on doit La Création du monde, composition pour ballet (1920) qui était inspirée du jazz (17 musiciens avec saxophone soliste). En 1959, Dave Brubeck avait aussi enregistré avec le New York Philharmonic et Leonard Bernstein; aujourd'hui encore, il reste l'un des compositeurs de jazz les plus joués par les grands orchestres du monde. Ce vieux rêve de «fusion» classique-jazz - à laquelle avaient travaillé des sommités comme Artie Shaw, Charles Mingus et Duke Ellington - nourrit encore bien des vocations: ainsi Lorraine Desmarais planche-t-elle présentement sur cet «Hommage à Duke Ellington» qu'elle jouera avec l'Orchestre symphonique de Québec, en décembre prochain.

Entretemps, jamais à court en la matière, le Festival de jazz remettra ce soir un Prix spécial Miles-Davis à Dave Brubeck, père du West Coast Cool et membre du temple de la renommée du magazine Downbeat... et de celui de Playboy. Une foule élégante, à l'image de M. Brubeck, emplira Wilfrid-Pelletier pour entendre, peut-être pour la dernière fois, ces classiques joués par la «légende vivante» elle-même. Et, après trois quarts d'heure, un connaisseur impatient va crier du balcon: «Take Five!»

Dave Brubeck Quartette en concert de clôture du FIJM avec, en première partie, les gagnants du Grand Prix de Jazz TD.