Appartenant à la dernière génération qui a grandi avant l’internet, je fais encore des rêves de cet ancien monde, dans lesquels je trouve des manuscrits ou des livres rares cachés dans de vieilles librairies poussiéreuses. Vous comprendrez que l’histoire rocambolesque des manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline m’a excitée au plus haut point dans les dernières années.

Nul besoin d’être une lectrice avide de Céline pour être fascinée par cette affaire, qui ressemble à un polar historique se déroulant en pleine guerre. De plus, il y a le côté romanesque du papier jauni et de l’écriture manuscrite qu’aucune œuvre perdue sur une clé USB ne pourra atteindre.

Je croyais avoir tout lu sur les multiples rebondissements de cette saga racontée dans les journaux, mais je n’ai pas trouvé meilleur résumé de l’affaire qu’avec la balado Une histoire particulière de France Culture intitulée « Les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline », un documentaire en quatre épisodes de Romain Weber et Yvon Croizier. Les protagonistes de cette chasse au trésor racontent leurs versions des faits, avec en prime des citations de Céline, qui n’a pas cessé de se lamenter le reste de sa vie de la perte de ses manuscrits… qu’il aurait pourtant pu récupérer, apprend-on !

Tout commence quand Céline, sentant la soupe chaude à la Libération et ne voulant pas finir fusillé avec d’autres collabos, prend la fuite le 17 juin 1944 en laissant derrière lui meubles et papiers au 4, rue Girardon, à Paris.

L’appartement sera perquisitionné et pendant un temps, on soupçonnera un certain Oscar Rosembly d’avoir volé les manuscrits. Or, ce serait plutôt Yvon Morandat, un résistant important, qui aurait conservé les 6000 feuillets, certains attachés avec des pinces à linge, comme c’était l’habitude de l’écrivain. Ils contiennent notamment les inédits Guerre, Londres et La volonté du roi Krogol que Gallimard a rapidement publiés à partir de 2022, faisant de Céline un auteur de la rentrée 60 ans après sa mort…

Parmi ses nombreux ennemis, réels ou imaginaires, Céline pointait Morandat, « un homme qui doit tout à Hitler », écrivait-il plein de rage, lui reprochant d’avoir « fait un enfant » dans son lit alors qu’il était en exil. Plutôt oublié aujourd’hui, Morandat réapparaît à la faveur des manuscrits de Céline, souligne l’historien Laurent Douzou, qui ne peut s’empêcher d’y voir une ironie de l’histoire.

Les manuscrits végéteront dans des malles jusque dans les années 1980, quand les descendants de Morandat voudront se débarrasser de cette patate chaude en la refilant à Jean-Pierre Thibaudat, alors journaliste à Libération. À une seule condition : ils ne doivent pas être rendus publics tant que la veuve de Céline, Lucette Destouches, sera en vie, car on ne veut pas qu’elle reçoive un sou de ce trésor littéraire, qui vaut son pesant d’or. Or, Lucette Destouches est morte à 107 ans en 2019 ! C’est l’unique raison pour laquelle nous n’avons pas eu vent de ces manuscrits avant.

Et pendant toutes ces années, Thibaudat raconte avoir craint qu’un vol ou un feu ne détruise les feuillets, mais admet avoir connu l’ivresse de les décrypter, seul dans son coin pendant des années, quand tout le monde ignorait leur existence.

« On a pu me reprendre tout ça et me traiter par le mépris, je m’en fous totalement, parce que j’ai eu cette expérience unique au monde », explique-t-il en riant.

Thibaudat a tenu parole, parce qu’il était lui-même fils de parents résistants. « Il n’y a jamais eu de livres de Céline à la maison. C’était une ordure. J’avais les manuscrits d’une ordure, d’un collabo, d’un antisémite, donc d’une ordure. »

À la mort de Lucette Destouches, il contacte les co-ayants droit de l’œuvre, l’avocat François Gibault et Véronique Robert-Chovin qui, d’abord, n’y croient pas. Ça se passe bien au début, mais on ne s’entend pas sur le lieu où devraient être déposés les manuscrits et ça s’envenime rapidement : une plainte est déposée contre Thibaudat pour complicité de recel, mais il refuse de dévoiler ses sources aux policiers, qui comptent les feuillets un par un à même le sol.

Dans le quatrième épisode, on découvre qu’au retour de Céline en France en 1951, Morandat l’aurait contacté pour lui proposer de récupérer ses meubles et ses papiers, mais l’écrivain en furie ne veut rien savoir de payer les frais du garde-meuble et croit que ce qu’il reste de ses manuscrits n’a aucun intérêt.

« Il est dans la martyrologie, il est incapable de revenir en arrière », estime l’écrivain Emmanuel Pierrat. Selon le journaliste Jérôme Dupuis, ce n’est plus le même homme de retour d’exil, et il se complaira jusqu’à la fin dans son rôle de victime. « Si d’un seul coup, un gentil monsieur, résistant de surcroît, venait lui apporter ses manuscrits et ses meubles, peut-être que ça briserait cette envie de magnifique roman de Céline contre le monde entier », explique-t-il.

Cette chasse au trésor est presque terminée, même s’il reste encore des Céliniens pour croire que d’autres manuscrits seront encore découverts. Pour certains, Gallimard a précipité la publication d’œuvres incomplètes avant que Céline ne tombe dans le domaine public en 2032. Il est évident que ces 6000 feuillets valent plusieurs millions d’euros et que leur publication a rapporté une jolie somme, puisque la nouvelle de leur redécouverte a fait le tour du monde. Mais la bisbille autour d’eux risque fort de se poursuivre, car l’arrière-petit-fils de Céline, Guillaume Grenet, descendant de Colette Destouches, seule enfant de l’écrivain née de son union avec Édith Follet, a l’intention de poursuivre Gallimard et les ayants droit. Ça ne m’étonnerait pas que toute cette aventure se termine un jour par un film.

Écoutez la balado « Les manuscrits retrouvés de Louis-Ferdinand Céline »