Sommes-nous trop chatouilleux au Québec à propos de notre manière de nous exprimer ? Je me suis posé la question en voyant un professeur de marketing de l’Université Concordia dire la semaine dernière à l’animateur de balado Joe Rogan que « le français québécois est un affront à la dignité humaine ». Rien de moins.

C’est une boutade, bien sûr. Une provocation préméditée. Une formule choc de gourou du prêt-à-penser. En prononçant cette phrase, le professeur Gad Saad savait qu’elle allait faire réagir. Un quidam aurait écrit cela sur X – la nouvelle appellation de Twitter – que j’aurais à peine haussé les épaules. Mais de la part d’un professeur d’une université montréalaise, sur le balado le plus écouté de la planète, je trouve ça franchement désolant.

Pour tout dire, cette arrogance fièrement affichée, teintée d’un sentiment de supériorité, ce mépris décomplexé pour la langue parlée au Québec et pour ce qui définit le plus sa culture me met un peu en ta… Je ne trouve pas d’autre mot. Mes excuses à la dignité humaine.

Peut-être que ma réaction épidermique en dit autant sur moi que sur le professeur Saad. Il m’a répondu poliment, lorsque je l’ai contacté lundi, qu’il était occupé à promouvoir son nouveau livre sur le bonheur et qu’il n’avait rien à ajouter à ce sujet. « Les gens ont des préférences linguistiques et auditives et je partage les miennes. L’italien est beau. Le néerlandais ne l’est pas », m’a-t-il écrit, en indiquant qu’il ne souhaitait pas m’accorder d’entrevue.

Quelques heures plus tard, il a écrit essentiellement la même chose sur X, réseau social où il compte quelque 700 000 abonnés. « Quelques personnes sont vraiment vraiment vraiment vraiment vraiment vraiment vraiment vraiment offusquées que je ne trouve pas que le français québécois (ou le portugais ou l’hébreu) ​​soit agréable sur le plan auditif. C’est ce qu’on appelle une préférence. L’italien est beau. Le néerlandais ne l’est pas. Soyez anti-fragile. N’implosez pas parce que vous vous sentez personnellement visé. »

Le professeur Saad m’a répondu en anglais (sa langue de prédilection sur X/Twitter), alors que ma question était en français et que ce Libanais d’origine parle un français impeccable. C’est peut-être pour lui un détail insignifiant. Pour moi, cela témoigne, dans les circonstances, d’un manque de sensibilité à la question linguistique au Québec. Un sujet sensible s’il en est, ce qu’il sait ou devrait savoir. Il habite le Québec depuis près de 50 ans.

Je l’ai déjà écrit : je revendique le droit de parler ma langue maternelle – le français, pas le « français québécois » qui n’est pas une langue – avec son accent et ses expressions propres, sans avoir à subir les railleries de quiconque. Peut-être que je manque d’humour, peut-être que j’exprime ainsi mes propres complexes et fragilités. C’est possible. Le français au Québec est condamné à la fragilité.

Il reste qu’il ne me viendrait jamais à l’esprit de me moquer du fort accent libanais de Gad Saad lorsqu’il s’exprime en français. Je m’attends au même savoir-vivre, à la même délicatesse de sa part. D’autant plus qu’il habite le Québec depuis l’enfance et y élève ses propres enfants. C’est, semble-t-il, trop lui demander.

Lorsque mon fils, qui a lui-même des origines libanaises, s’est fait dire à 11 ans par un entraîneur d’un camp de soccer en France qu’il avait un « accent comique », il lui a répondu du tac au tac que c’était de l’humour involontaire parce que tout le monde a un accent, à Montréal comme à Marseille ou à Paris. Même à Beyrouth…

Certains ont plus d’acuité à 11 ans que d’autres à 58 ans. À sa décharge, le professeur Saad, discutant de choses et d’autres avec Joe Rogan pendant deux heures et demie, a aussi cassé du sucre sur le portugais – une langue qui ne lui semble pas « naturelle » – et sur l’hébreu, l’une des quatre langues qu’il maîtrise. En revanche, celui dont l’arabe est la langue maternelle considère qu’il n’y a pas d’arabe plus élégant que celui parlé au Liban. Tu m’étonnes, comme on dit à Saint-Germain-des-Prés.

Il y a une différence importante entre se dire moins séduit par la sonorité d’une langue que par une autre et déclarer publiquement que « le français québécois est un affront à la dignité humaine ». C’est laisser sous-entendre que le français parlé au Québec est une forme bâtardisée du français. Une espèce de « sous-langue », d’accident de parcours, qui ne mérite pas d’exister.

« Ce sont des propos individuels que Concordia ne partage pas et qui ne représentent pas l’université », m’a répondu lundi une porte-parole de l’université. J’espère bien. Je me demande ce qu’on m’aurait répondu si un professeur de Concordia avait déclaré que « l’arabe palestinien est un affront à la dignité humaine » ou que « l’hébreu est un affront à la dignité humaine » …

Gad Saad est titulaire de la Chaire de recherche sur les sciences du comportement évolutionniste et la consommation darwinienne de l’Université Concordia. Animateur d’une populaire chaîne YouTube, le professeur Saad est un invité récurrent du controversé balado de Joe Rogan et a maintes fois été invité à l’émission de Tucker Carlson sur la chaîne Fox News aux États-Unis.

Ce héraut de l’anti-wokisme, proche du psychologue conservateur Jordan Peterson, s’inquiète de la montée du « féminisme militant » et des revendications de groupes minoritaires sur les campus universitaires.

Il est l’auteur de l’essai Les nouveaux virus de la pensée : Wokisme, cancel culture, racialisme… et autres idéologies qui tuent le bon sens. Bref, c’est un intellectuel qui connaît le poids des mots. Il aurait pu me répondre hier que ses mots avaient dépassé sa pensée, ce qui ne m’aurait pas étonné. Il aurait pu prétendre que c’était une blague à ne pas prendre au sérieux. Il a plutôt choisi de répondre, en anglais, qu’il avait droit à ses « préférences linguistiques », en y rajoutant une couche d’arrogance sur X/Twitter.

Le professeur Saad, qui est prompt à dénoncer les « dérapages » qu’il attribue au « wokisme », peut bien traiter de « fragile » toute personne trouvant ses propos déplorables. Cela ne change rien au mépris qu’il affiche ouvertement, sans la moindre contrition, pour sa société d’accueil. Comme on dit en bon québécois, pousse, mais pousse égal…