J’étais encore une ado quand l’ayatollah Khomeini a lancé sa fatwa contre Salman Rushdie en 1989, après la publication de son roman Les versets sataniques. Je ne connaissais rien ni de l’un ni de l’autre, et je ne savais même pas ce que c’était, une fatwa. Mais je me souviens d’avoir trouvé profondément arriéré qu’on veuille tuer un écrivain pour un livre.

Tuer pour une fiction, ça ne me rentrera jamais dans la tête. Mais on peut aujourd’hui se faire couper la tête pour seulement avoir essayé d’expliquer ça dans une classe, comme c’est arrivé en France au professeur Samuel Paty.

L’affaire Rushdie ne m’avait pas tant marquée à l’époque, parce que l’atmosphère était autre. La même année, le mur de Berlin tombait, et la démocratie allait se répandre partout sur la planète – du moins, c’est ce que beaucoup de gens naïfs ont cru, moi la première. Enfin, les écrivains maudits, ça n’existait plus vraiment, sauf dans nos fantasmes un peu romantiques.

Comment pouvait-on prévoir les attentats du 11 septembre 2001 et, 20 ans plus tard, la débandade américaine en Afghanistan, où sont de retour les talibans et les burqas ?

Avec le temps, on avait fini par espérer que la fatwa de Khomeini soit un peu tombée dans l’oubli. Trente-trois ans plus tard, il a fallu qu’un illuminé, de retour d’un voyage au Liban, prenne au pied de la lettre ce lointain appel au meurtre et agresse l’écrivain lors d’une conférence à Chautauqua, dans l’État de New York. Heureusement, Salman Rushdie a survécu, mais il pourrait vivre avec les séquelles permanentes de cette tentative d’assassinat. Tout ça pour un roman publié en 1988 que la plupart de ses ennemis n’ont jamais lu.

Salman Rushdie a courageusement bravé les menaces pendant des décennies en refusant de se taire, en poursuivant son œuvre couronnée des prix les plus prestigieux – car il n’est certes pas seulement l’auteur des Versets sataniques – et son engagement pour la liberté d’expression.

Difficile de ne pas faire de liens avec l’attentat de Charlie Hebdo, qui a fait 12 morts en 2015. Le journal satirique français est devenu une cible des islamistes quand il a publié en 2006 les caricatures de Mahomet du journal danois Jyllands-Posten.

On se dit que, les terroristes ayant réussi à décimer la salle de rédaction, il n’y avait plus de cible, mais la même année se sont produits les attentats du 13-Novembre, encore plus meurtriers, comme s’il fallait punir cette société qui avait dit « Je suis Charlie ».

Mais pas tout le monde était Charlie ; certains ont même trouvé que les dessinateurs avaient cherché leur mort. Parmi eux, des intellectuels qui semblaient scier sans s’en rendre compte la branche sur laquelle ils sont assis.

En 2015, le PEN Club américain, dont la mission est de défendre la liberté de la presse et la liberté d’expression, a choisi de remettre le prix « Courage et liberté d’expression » à Charlie Hebdo. Cela n’a pas fait l’unanimité puisqu’une pétition a été signée par plus de 200 écrivains – parmi lesquels Michael Ondaatje, Joyce Carol Oates et Russell Banks – qui se sont prononcés contre l’attribution de ce prix à Charlie Hebdo, remis sous haute surveillance à New York. Ils estimaient que cette distinction devait être un exemple et qu’on récompensait un journal ayant versé dans la provocation et offensé des communautés.

La tradition du journal satirique à la française n’est pas comprise par tout le monde, Charlie Hebdo existant pour offenser à peu près tout ce qui bouge, sans discrimination. La preuve étant sa une de cette semaine, où on voit un dessin de Salman Rushdie défiguré, avec ce titre : « Salman Rushdie va mieux : il se promène enfin incognito ! ». Il y a aussi un texte intitulé : « Rushdie 1989-2022 : il en a quand même profité ».

Il serait étonnant que Salman Rushdie soit offensé par cette couverture, car s’il y en a un qui a pris la défense de Charlie Hebdo après les attentats, c’est bien lui, qui avait vertement critiqué les instigateurs de la pétition opposés à l’attribution du prix par le PEN Club. « Ils ont horriblement tort, avait-il affirmé. Ce que je leur dirais est que j’espère que personne ne s’en prendra à eux un jour. »

On peut dire qu’il savait de quoi il parlait.

Rushdie avait aussi écrit : « C’est très bien que le PEN Club honore le sacrifice de Charlie Hebdo et condamne les meurtriers sans ces dégoûtants “oui, mais”. Cette question n’a rien à voir avec des minorités opprimées ou désavantagées. Cela a tout à voir avec la lutte contre l’islam fanatisé, qui est très organisé, bien financé, et qui cherche à tous nous terroriser, musulmans et non-musulmans, et nous plonger dans un silence apeuré ».

Charlie Hebdo, sous la plume de Riss, a rendu hommage à Salman Rushdie après son agression : « On entendait le soir même des commentateurs expliquer que la fatwa contre Salman Rushdie était d’autant plus révoltante que ce qu’il avait écrit dans son livre, Les versets sataniques, n’était absolument pas irrespectueux à l’égard de l’islam. Raisonnement d’une très grande perversité, car il induit qu’à l’inverse, des propos irrespectueux envers l’islam justifieraient une fatwa et une punition, fût-elle mortelle. Eh bien non, il va falloir répéter encore et encore que rien, absolument rien ne justifie une fatwa, une condamnation à mort, de qui que ce soit pour quoi que ce soit. »

L’écrivaine Margaret Atwood a écrit cette semaine dans The Guardian : « Si nous ne défendons pas la liberté de parole, nous vivons en tyrannie : Salman Rushdie nous a montré cela. »

Dans nos sociétés démocratiques, la liberté d’expression devrait être une évidence, mais Margaret Atwood reconnaît que c’est devenu un sujet chaud « depuis que l’extrême droite tente de la kidnapper pour la mettre au service de la calomnie, des mensonges et de la haine, et que l’extrême gauche tente de la balancer par la fenêtre au profit de sa version de la perfection terrestre. »

On ne sait trop comment notre époque est tombée dans cette fureur d’interdire, qui n’apporte rien de bon. De ceux qui veulent retirer des livres parce qu’ils contiennent un mot offensant ou parce qu’ils abordent les théories du genre et de la race jusqu’aux intégristes qui tuent les auteurs, la constellation des censeurs s’est bizarrement élargie, comme si la littérature n’avait jamais été aussi dangereuse qu’au XXIsiècle.

Or, les écrivains maudits par des fanatiques sont comme un caillou dans la pantoufle confortable de notre indifférence ; leurs ennemis finissent toujours par nous rappeler à quel point ils incarnent une liberté essentielle, qu’on doit défendre à tout prix. En tout cas, Salman Rushdie a payé le prix fort, et pour cela, nous serons toujours en dette envers lui.