Nous suivons de loin la révolte en Égypte, et comment ne pas ressentir une émotion fraternelle dans la vision d'un peuple qui se lève tout entier contre la tyrannie? Oui, nous sommes des foules sentimentales, avec soif d'idéal, selon la chanson de Souchon. Nous voulons des révolutions qui sentent le jasmin, mais elles sentent presque toujours le feu et le sang. Tous les trônes vides sont convoités par les ambitieux, cette engeance infernale.

Quel meilleur moment pour ressortir de la bibliothèque Albert Cossery? Mon vieil ami égyptien, qui aime les mendiants orgueilleux, qui méprise tous les nantis. Il a peu publié, ayant horreur de travailler, et a vécu 40 ans dans une chambre d'hôtel, sans possessions matérielles. Je lui ai piqué pour ce texte le titre d'un de ses romans, La violence et la dérision, publié en 1964. Il n'y a pas de hasard: ça se passe dans une ville du Proche-Orient gouvernée par un tyran de gouverneur. Or, un nouveau type de révolutionnaires y voit le jour. Plutôt que de répondre à la violence par la violence, ils répondent au grotesque par le grotesque, en organisant clandestinement une campagne de promotion dithyrambique du tyran, inondant les journaux de lettres atrocement admiratives, placardant les rues de déclarations si dévotes que le gouvernement commence à s'inquiéter du gouverneur, qui ne peut réprimander ce qui ressemble à des partisans enflammés. «Aucune violence ne viendra à bout de ce monde bouffon, dit Heykal, qui finance cette entreprise tellement réjouissante qu'il en finit par aimer sincèrement le gouverneur de lui procurer autant de plaisir. C'est justement ce que recherchent les tyrans; que tu les prennes au sérieux. Répondre à la violence par la violence, c'est leur montrer que tu les prends au sérieux.»

Mais devant tant d'injustices, le désir du martyr est brûlant. Taher, exaspéré par les idées saugrenues de son ami Karim, lui crie: «Il y a le peuple! Tu oublies le pauvre peuple! Il ne rit pas lui!» Ce à quoi Karim lui répond: «Apprends-lui à rire. Voilà une noble cause.»

Albert Cossery était un ami de Camus, on voit leur parenté dans les thèmes et l'amour des humbles, mais il pratiquait plus le détachement et l'humour que son illustre compagnon. C'est toujours un baume que de lire Cossery. Mais jusqu'où la dérision peut-elle être vraiment efficace, justement face à la violence? Yann Martel ne vient-il pas d'interrompre sa correspondance plutôt ironique et à sens unique avec Stephen Harper?

«Je suis un homme très simple», dit Karim. «Seulement, je n'inflige jamais aux autres ma notion de l'honneur et de la dignité.»

- Qu'est-ce qui t'importe d'après toi dans un homme?

- La merveilleuse plénitude que je ressens d'être avec lui, et ceci dans les choses les plus futiles de l'existence. Le souffle de joie qu'il m'apporte. C'est par là qu'on reconnaît la richesse d'amour enfermée dans un homme.»

Malheureusement, les révolutions sont faites d'heures trop graves pour goûter à ces «futilités», qui sont la définition même d'une douceur de vivre, à laquelle, en Tunisie, en Égypte, et comme partout ailleurs, les peuples aspirent. Taher, consumé par le sérieux, se sacrifiera en tuant le tyran avec une bombe, le transformant en martyr comme lui. «D'un bourreau il avait fait une victime, un exemple glorieux de civisme et de sacrifice pour les générations futures perpétuant ainsi l'éternelle imposture.»

C'est quand le peuple ne rit plus que se font les révolutions, mais on ne sait jamais au final qui rira le dernier...