Exposer Pablo Picasso est toujours un événement. D'Afrique aux Amériques: Picasso en face-à-face, d'hier à aujourd'hui est une rencontre consistante avec le talent et l'humanisme du plus grand artiste visuel du XXe siècle. Et avec l'influence qu'ont eue l'art africain et d'autres arts non occidentaux sur son oeuvre.

Pablo Picasso est né en 1881. Les puissances européennes rivalisaient alors pour se partager l'Afrique, ce qu'elles ont fait quatre ans plus tard à Berlin. L'artiste espagnol est mort en 1973, quatre ans avant que Djibouti, dernier territoire africain occupé par un pays européen (la France), proclame son indépendance.

Picasso aura donc vécu à la fois l'essor des empires coloniaux, les velléités d'émancipation et la décolonisation. Un an après sa mort, à Mougins, dans le sud de la France, l'inventaire de ses oeuvres a montré qu'il avait en sa possession une centaine d'oeuvres africaines et océaniennes. Des recherches ultérieures ont révélé combien ces objets avaient façonné son imaginaire et renouvelé sa pratique.

«Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m'apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l'Afrique», disait Picasso, qui fut l'un des premiers artistes occidentaux à ne pas considérer les oeuvres d'art africaines comme des curiosités ethnographiques. Ajoutant que l'art occidental n'avait jamais «dépassé la sculpture primitive».

«Il a fallu que Rimbaud se réclamât de la Négritude, que Picasso fût ébranlé par un masque baoulé, qu'Apollinaire chantât les fétiches de bois, pour que l'Art de l'Occident européen consentît, après deux mille ans, à l'abandon de l'imitation de la nature», avait déclaré dans un discours, en 1966, Léopold Sédar Senghor, poète et premier président du Sénégal dégagé de la tutelle française.

Une expo de haut vol

L'exposition à l'affiche au Musée des beaux-arts de Montréal émane de l'exposition Picasso primitif, présentée l'an dernier à Paris, au musée du quai Branly - Jacques Chirac, en coproduction avec le Musée national Picasso-Paris. 

Les amateurs d'art ne verseront pas dans la facilité avec cette expo estivale du MBAM. Le déploiement à thématique picassienne est de haut vol, autant en ce qui a trait à l'offre picturale qu'à la densité du propos. 

Cette expo Picasso «invite à une réflexion sur les enjeux liés à la décolonisation du regard». 

Le visiteur découvrira trois axes développés en parallèle: la chronologie de la vie et de l'oeuvre de Picasso, les comparaisons d'oeuvres suggérant l'influence des arts non occidentaux sur son travail et l'ajout d'oeuvres contemporaines pour illustrer que cette osmose se poursuit aujourd'hui avec d'autres artistes.

Comme on ne peut plus faire d'expositions aujourd'hui en oubliant la diversité des populations et le rééquilibrage géopolitique de la planète, la directrice générale et conservatrice en chef du musée, Nathalie Bondil, a ajouté un volet à l'expo parisienne en contrebalançant le récit avec des oeuvres d'artistes contemporains africains tels que Yinka Shonibare, Zanele Muholi, Mohau Modisakeng, Omar Victor Diop, Edson Chagas ou Romuald Hazoumé.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Dans la salle «Art de la trouvaille», on trouve plusieurs sculptures composites de Picasso, «chiffonnier de génie», disait Cocteau. L'artiste espagnol créait en recyclant des matériaux, comme, ci-dessus, pour La femme à la poussette (1950), dans laquelle sont assemblés une plaque de four et des moules à gâteau.

Univers métissé de l'art

L'exposition est donc un voyage instructif et dépaysant dans l'univers métissé de l'art et les histoires humaines. Esclavage, pillage des oeuvres, théories raciales, tiers-mondisme, éveil des consciences, reconstruction humaniste. Chaque époque est détaillée, illustrée, illuminée par les oeuvres d'art de 35 pays, principalement africains et océaniens, et près d'une centaine de peintures, sculptures, céramiques et oeuvres sur papier de Pablo Picasso. 

Une salle fascinante intitulée «Art de la trouvaille» évoque le talent de Picasso pour agréger des objets recyclés dans ses sculptures. Une tradition qui se poursuit en Afrique, comme en témoigne une sculpture de Pedro Pires, avec ses jerricans d'essence montés sur des jambes. 

En se plaçant près de Femme, petite sculpture en bronze de Picasso créée en 1948, de sa sculpture de femme enceinte et d'une autre statuette féminine d'un artiste ivoirien du XIXe siècle, on se trouve dans l'axe d'une photographie de la Sud-Africaine Zanele Muholi, Phila I, Parktown, dans une perspective circulaire qui embrasse l'univers de la femme noire. Un beau salut, d'autant que de part et d'autre de cet ensemble, trois autres oeuvres célèbrent la coiffure féminine africaine...

Dans la dernière partie de l'expo, l'oeuvre Authentique de Moridja Kitenge Banza - qui rappelle des clichés d'Omar Victor Diop - évoque les stéréotypes véhiculés sur les Africains, la prétendue authenticité de l'être africain contemporain, qui occultent son identité plurielle et son droit inaliénable de forger sa propre histoire.

«On est dans une période où les frontières s'effacent et où un mécanisme d'inspiration réciproque a fait que ces arts "lointains", comme disait le critique d'art Félix Fénéon, ont bousculé les codes d'un académisme désuet, dit Nathalie Bondil. Aujourd'hui, des artistes contemporains africains se définissent aussi au travers d'une culture européenne ou américaine qui les a forgés. Les frontières sont balayées.»

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Au Musée des beaux-arts de Montréal (1380, rue Sherbrooke Ouest), jusqu'au 16 septembre.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse

Au fond, détail de la murale photographique Phila I, Parktown, 2016, de Zanele Muholi