Le record de vente atteint par un tableau de Jean Paul Riopelle lors d'une vente aux enchères mercredi à Toronto, soit 7,4 millions, est-il le signe d'une hausse de la cote internationale du plus célèbre des automatistes ? Les spécialistes interrogés sur cet engouement sans précédent pour le peintre québécois sont prudents et estiment que les conditions étaient réunies pour un tel record.

Mercredi, vers 16 h 20, quand le marteau du commissaire-priseur est retombé dans la salle des ventes torontoise de la maison Heffel pour adjuger Vent du nord, l'huile de Jean Paul Riopelle venait soudain de trouver preneur pour 7 438 750 $ (prime du commissaire-priseur incluse)... alors qu'elle était estimée entre 1 million et 1,5 million.

Une vingtaine de collectionneurs du monde entier venait de rivaliser pendant cinq minutes (surtout au téléphone) pour acquérir cette oeuvre d'abstraction lyrique exceptionnelle (de 1,3 m sur 2 m) peinte par Riopelle alors qu'il était au sommet de son art, entre 1952 et 1953.

« On a franchi mercredi un immense jalon pour le marché de l'art canadien », se réjouit Tania Poggione, directrice du bureau montréalais d'Heffel. 

Pour le galeriste Simon Blais, qui vend des Riopelle remarquables depuis des lustres, toutes les conditions étaient réunies pour un record de vente.

« Le tableau est spectaculaire, de grand format et ce n'est pas une oeuvre vendue plusieurs fois. Ces tableaux peints par Riopelle en 1952 et 1953 sont rares. »

- Simon Blais, galeriste

Ce record conforte-t-il l'idée d'une hausse de la cote de Riopelle ? La vente record (110,5 millions US) d'une toile de Jean-Michel Basquiat, le 18 mai à New York, a-t-elle joué un rôle ?

Pour Mme Poggione, le marché de Riopelle est « croissant et vigoureux » et Heffel sentait venir ce record. Simon Blais est d'accord mais estime que ça prenait « une personne extrêmement déterminée, comme un amateur nouvellement riche ». Selon lui, cette vente ne changera pas la valeur des tableaux de Riopelle moins recherchés que Vent du nord.

BULLE INTERNATIONALE

On l'a d'ailleurs constaté mercredi. Toutes les oeuvres de Riopelle n'ont pas eu le même attrait. L'une d'elles, Sans titre (Série Bridgehampton), de 1960, n'a pas trouvé preneur... Il faut donc être prudent quant aux conséquences de cette vente. 

« La cote de Riopelle va continuer à monter, mais lentement. Il y aura un petit effet psychologique qui ne se répercutera qu'à moyen terme. » 

- Simon Blais

« Nos clients vont penser que la valeur des Riopelle a augmenté, poursuit-il. On a vécu ça il y a quelques années quand un Jean Paul Lemieux s'est vendu 2,2 millions : je n'ai pas pu vendre les Lemieux de deux clients, car ils demandaient trop cher. »

Ce succès d'un Riopelle ne devrait pas non plus avoir d'impact sur la valeur des oeuvres des autres peintres québécois de la même époque, notamment les automatistes. Mais l'engouement des Canadiens anglais pour cette école de Montréal se raffermit, dit Simon Blais, qui ajoute qu'on vit une bulle internationale sur le marché de l'art. 

« Elle se répercute peu au Canada, mais on a quand même eu la vente du Mountain Forms de Lawren Harris, l'an dernier, pour 11 millions, et maintenant le Riopelle », dit-il.

« La personne qui a acheté Vent du nord sait qu'elle a payé au moins deux fois le prix et tout le monde maintenant va retenir son souffle », affirme Simon Blais.

Il sera intéressant de voir, le 7 juin prochain, si l'engouement pour Riopelle se confirme alors que Christie's mettra en vente, à Paris, un Sans titre de 1951, légèrement plus petit et de la même estimation (entre 1 million et 1,4 million). 

« Il s'agit d'un tableau moins emblématique que Vent du nord, car il date d'avant que Riopelle ne développe sa palette entre le dripping et la mosaïque », dit Geneviève Goyer Ouimette, conservatrice de l'art québécois et canadien contemporain au Musée des beaux-arts de Montréal.

« Il ne faut pas oublier que les acheteurs ont souvent des oeillères, ajoute Simon Blais. Leur fenêtre d'ouverture à débourser est très étroite. Ils veulent une oeuvre précise, d'une taille donnée et d'une période donnée, alors, pour Riopelle, c'est un certain pourcentage de giclures et pas plus ! Les gens veulent les tableaux parfaits. En dehors de ces oeuvres, les prix redeviennent normaux. »

VENT DU NORD EN BREF

« C'est grâce à des oeuvres comme Vent du nord que Riopelle a atteint une stature internationale », dit Tania Poggione, directrice du bureau montréalais d'Heffel.

Appartenant depuis les années 70 à une collection privée ontarienne, Vent du nord est une oeuvre impressionnante par sa taille muséale et la richesse de sa mosaïque de couleurs faite de projections et de jets savamment orchestrés telles ces lignes jaunes et blanches qui cisaillent la toile en plusieurs diagonales sans pour autant en fracturer l'harmonie. 

Le tableau est un all-over aux points d'attraction plus discrets que chez un Pollock, une toile mouvementée comme une bourrasque, un paysage qu'on ne se lasse de regarder et qui n'a de cesse de renaître, différent, à chaque coup d'oeil.

L'oeuvre automatiste évoque la distanciation de Riopelle par rapport à l'expressionnisme abstrait américain de l'époque, tout en illustrant son influence européenne et son attachement à ses racines.

Photo fournie par la Maison Heffel

Vent du nord, 1952-1953, Jean Paul Riopelle, huile sur toile, 129,5 cm x 194,9 cm.

Photo fournie par la Maison Heffel

Mountain Forms, de Lawren Harris