Il n'y a pas que le peuple haïtien qui est dévasté. Une partie de son patrimoine artistique l'est aussi. Plusieurs peintures ont fort probablement été détruites avec le séisme. Mais l'art visuel se tient encore debout, à Port-au-Prince et à Montréal, où oeuvrent plusieurs artistes de la diaspora.

Gérald Alexis hésite quelques secondes au téléphone. Depuis 40 minutes, l'historien nous parle de l'art visuel haïtien. Mais la réalité le rattrape maintenant. «Je ne sais pas ce qu'il reste de toutes ces oeuvres», avoue le Québécois d'adoption, auteur de Peintres haïtiens et sommité mondiale sur le sujet.

 

Depuis le séisme, il se peut que les joyaux de l'art haïtien n'existent plus que dans les livres.

Le mythique Centre d'art et sa collection nationale? Démoli. Le serment des ancêtres de Guillaume Guillon-Lethière et les autres oeuvres exposées au Palais national? Possiblement détruites avec l'effondrement de sa partie centrale. La collection de Georges Nader, une des plus importantes au pays? Fort probablement écrasée sous les décombres de sa propriété. Et on craint le pire pour le Musée d'art, dont les murs seraient lézardés.

«Ces oeuvres représentent une partie importante de l'identité de chaque Haïtien. Ça ne se mesure pas, l'identité. Mais bien sûr, l'urgence en ce moment, c'est l'humanitaire», s'empresse-t-il de relativiser.

Certains deuils sont ingrats. Il est difficile de pleurer le sort de toiles pendant que des humains se meurent peut-être encore sous les ruines de leur maison. Mais les douleurs ne s'annulent pas forcément. Elles peuvent aussi s'additionner.

Paradoxalement, l'intérêt accru pour l'art haïtien a aggravé son sort. «Si le séisme avait frappé avant 1970, les pertes auraient été moindres, explique M. Alexis. Depuis cette époque, la bourgeoisie haïtienne reconnaît la qualité de l'art de ses compatriotes, et elle a racheté des oeuvres qui étaient détenues par des étrangers. Alors le 12 janvier, il y avait beaucoup d'oeuvres importantes qui étaient revenues à Port-au-Prince.»

L'Haïtien d'origine travaille déjà sur un «plan d'action» avec ses confrères de Port-au-Prince pour restaurer les oeuvres endommagées. «On s'y mettra d'ici quelques mois, quand la situation humanitaire sera moins urgente. On sauvera ce qui peut être sauvé.»

Peuple de peintres

«Un peuple de peintres», disait André Malraux au sujet des Haïtiens. Âgé de 74 ans et très malade, l'écrivain français avait tenu à se rendre à Port-au-Prince en décembre 1975 pour rencontrer des artistes, comme Tiga, qui le fascinaient. Ce fut son dernier voyage, qu'il a décrit dans L'intemporel.

Au début du XXe siècle, la littérature haïtienne était lue en France et ailleurs. Mais sa peinture était ignorée par le reste du monde. Et aussi un peu par les Haïtiens.

Avec l'arrivée de la photo, les portraitistes avaient perdu leur boulot. Les nouveaux peintres ne réussissaient plus à vivre de leur art. Par exemple, un grand artiste comme Hector Hyppolite a dû travailler comme peintre en bâtiment et cordonnier. Philomé Obin, lui, fut commerçant de café et coiffeur.

Il faut attendre les années 40 pour que le reste du monde «découvre» l'art visuel haïtien. À cette époque, le surréaliste français André Breton visite le pays, et va plus tard écrire un texte sur Hyppolite. Et surtout, l'Américain Dewitt Peters débarque à Port-au-Prince et cofonde le Centre d'art. Plusieurs grands noms y passeront, dont le père du célèbre new-yorkais Jean-Michel Basquiat.

«Je ne pense pas qu'on exagère l'importance du Centre, soutient Gérald Alexis. Plus qu'une école, c'était un lieu de rencontre entre l'académisme et la tradition locale, qu'on qualifiait de naïve, un peu facilement et faussement d'ailleurs.»

Scènes du quotidien

Ce «naïf», c'étaient les scènes du quotidien ou de moments-clés de l'histoire (pour un bon survol, lire La rencontre de deux mondes vue par les peintres d'Haïti de Jean-Marie Drot). Toutes ces scènes étaient dépeintes avec des contours assez larges et des couleurs brutes.

Cette vivacité finit par fasciner à l'international. Des expositions s'organisent aux États-Unis, en France, à la Biennale de São Paulo et ailleurs. L'économie de l'art haïtien se développe.

Le style aussi évolue. «Comme le vaudou devenait moins ostracisé dans les années 50 et 60, on le voit apparaître davantage en peinture», explique Gérald Alexis. Il sera central dans le travail de ce qu'on nommera plus tard l'école de Saint-Soleil, fondée par Maud Robart et Tiga (Jean-Claude Garoute), le peintre qui avait attiré Malraux en Haïti.

«Il y avait la peinture vaudou plus cliché pour les touristes, et celle plus authentique, distingue M. Alexis. Elle se devine dans le côté linéaire et les cercles, qui rappellent ceux des cérémonies vaudou, et aussi dans le mouvement lié à la musique et dans l'iconographie. (...) C'est un peu comme au Québec. Il y a les artistes locaux, et ceux qui offrent des reproductions du Château Frontenac...»

Outre les Hyppolite, Obin, Robart, Tiga, il faut aussi compter Obas, Saint-Brice, Télémaque, Auguste, Duffaut et Gérald Bloncourt parmi les artistes visuels haïtiens marquants. Certains, comme Bloncourt, ont contesté les régimes autoritaires de leur époque. Malgré cela, la peinture haïtienne n'a jamais été engagée politiquement, soutient Gérald Alexis.

«La peinture n'était pas une arme. Elle renvoie au quotidien et au spirituel, aux sentiments plutôt qu'à la lutte. Par exemple, sous Duvalier, c'est l'angoisse de la dictature vécue au quotidien que Charles Obas peignait. Attaquer ouvertement le régime aurait été beaucoup trop dangereux. Mais malgré tout, il a été porté disparu en octobre 1969, et on ne l'a jamais retrouvé... Et ses oeuvres? Depuis le séisme, il y en a plusieurs qui sont peut-être aussi disparues.»