Le monde de la bière et les petits brasseurs ont connu des jours meilleurs : la consommation est, globalement, en baisse alors que l’inflation est en hausse. Pour s’ajuster au budget de sa clientèle qui est sous pression, une microbrasserie lance une gamme de bières à prix plus doux.

« Je l’appelle ma TLJ », explique René Huard, président de Simple Malt. TLJ pour « Tous les jours ».

« C’est une gamme de bières accessibles », précise le brasseur de Saint-Eustache.

PHOTO FOURNIE PAR SIMPLE MALT

La nouvelle gamme de Simple Malt

La bonne nouvelle, dit-il, est que la plupart des amateurs qui consomment des bières de spécialité ne veulent pas retourner vers des produits de masse. C’est pour cette raison qu’il lance une gamme plus abordable, en ces temps où le budget à l’épicerie et dans les marchés est compressé.

La gamme de quatre bières comprend une blanche classique, mais aussi une « smoothie » aux mûres. Elles se vendront 3,99 $ la canette chez les détaillants spécialisés, plutôt que 4,99 $ ou même plus de 5 $ pour les autres produits Simple Malt.

Pour baisser le coût de production de sa nouvelle gamme, l’entreprise a fait affaire directement avec certains producteurs québécois, pour le blé de la blanche, notamment. Il a aussi acheté des fruits récupérés dans le cas de sa bière à la mûre.

« Les mûres sont les fruits les plus gaspillés dans l’allée des fruits », affirme René Huard, qui travaille avec une entreprise qui les récupère et en fait une purée.

« L’idée est géniale », lance Jean-Luc Geha, professeur et directeur associé à l’Institut des ventes de HEC Montréal. « Ici, on offre toujours une bière de microbrasserie, avec un certain goût, dit-il, mais le tarif est abordable. »

Dans ce milieu où la concurrence est très grande, cette entreprise attire positivement l’attention, dit M. Geha, qui croit que cela risque même de leur fidéliser une nouvelle clientèle, voire d’attirer des consommateurs qui n’ont toujours pas fait le saut vers les bières de spécialité.

Jean-Luc Geha fait le calcul : une canette de Heineken coûte autour de 1,25 $ ou 1,50 $ lorsqu’achetée en emballage multiple. « Plus on va se rapprocher en matière de prix [des bières industrielles], plus on va attirer des gens », estime le professeur, qui ajoute qu’actuellement, une différenciation sur le plan du prix est particulièrement efficace, car il s’agit d’un des éléments clés dans la décision d’achat.

Les effets de l’inflation

Les détaillants spécialisés en bières sentent bien l’effet de l’inflation.

Le comportement de la clientèle a changé, dit Sébastien Lalande, propriétaire des boutiques Espace Houblon.

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Sébastien Lalande, propriétaire des boutiques Espace Houblon

« Les gens vont vers des valeurs sûres et sont moins en mode découverte, dit-il. Quand tu investis une certaine somme dans un produit, tu veux être certain que tu vas l’aimer. »

En ce sens, Sébastien Lalande accueille favorablement l’initiative de Simple Malt.

« Même les amateurs de très bonnes bières cherchent à réduire leurs dépenses à cause de l’inflation », dit-il.

Karl Magnone, président des franchises Tite Frette, voit aussi que sa clientèle va opter pour des bières plus légères, moins chères, ou va même essayer les produits de microbrasseries qui offrent des formats plus petits.

Résultat : la facture moyenne a baissé de 3 $ l’année dernière comparativement à la précédente chez Tite Frette.

« On voit clairement l’effet sur le portefeuille des Québécois », dit Karl Magnone.

Si l’idée de lancer une gamme moins chère n’est pas encore répandue, on voit de plus en plus de microbrasseries québécoises opter pour des rabais de volume. Un meilleur prix pour quatre ou six bières.

« On voit de nombreuses microbrasseries faire des deals depuis trois ou quatre mois. Les spéciaux énormes sont partout », dit Annie Saint-Hilaire, copropriétaire de la Microbrasserie du Lac-Saint-Jean, qui existe depuis 16 ans.

Des solutions pour les grands

Selon Annie Saint-Hilaire, dans le contexte actuel, créer de nouveaux produits à plus bas prix est une piste intéressante pour les brasseries qui, bien que faisant partie de la grande famille des micros, produisent un certain volume.

« Celles qui ont de grosses cuves, de gros investissements, doivent faire en sorte que ça roule, dit-elle. Elles vont certainement aller vers des gammes moins chères ou du sans alcool que l’on voit beaucoup apparaître chez les plus gros brasseurs, de plus de 7000 ou 8000 hectolitres. »

Pour des très petites brasseries, lancer une gamme alternative n’est pas envisageable à court terme, explique Annie Saint-Hilaire. La Microbrasserie du Lac-Saint-Jean, qui produit 3000 hectolitres par année, veut plutôt se distinguer dans ce marché de niche.

« C’est très difficile pour les plus petits, dit l’entrepreneure. Ça reste qu’on fait des produits chers. »

La brasserie de Saint-Gédéon veut maintenir le prix de ses bières sous les 6 $. Malgré tous les efforts, l’impact de l’inflation est visible et a demandé des ajustements au sein de l’entreprise pour passer à travers cette zone de turbulences. D’autant plus que le bassin de brasseurs est bien rempli.

« Quand on a commencé, en 2007, les microbrasseries avaient 3 % des parts de marché. On était 56. Maintenant, en 2023, on est passé à 13 % ou 15 % des parts de marché, mais on est rendu pratiquement 350 microbrasseries ! », calcule Annie Saint-Hilaire, qui est membre du conseil d’administration de l’Association des microbrasseries du Québec.

Vers une rationalisation

Dans ce contexte, de nombreux observateurs du secteur s’attendent à une rationalisation de l’industrie brassicole au Québec.

« Le milieu de la bière a vécu un eldorado qui a duré quelques années, dit René Huard, de Simple Malt. Tout le monde et son voisin se sont lancés là-dedans en pensant que c’est facile et que la demande allait croître exponentiellement pour toujours. »

Pour le détaillant Sébastien Lalande, il s’agit d’un ajustement naturel, qui était prévisible.

« On voyait l’offre dépasser la demande avant l’inflation », dit tout simplement celui qui était banquier avant de fonder Espace Houblon, il y a 10 ans.

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Espace Houblon fête son dixième anniversaire cette semaine. L’entreprise compte maintenant sept boutiques : deux à Montréal et cinq dans la couronne nord.

Et cette restructuration du marché s’applique aussi pour les commerces qui vendent les bières.

« On le voit depuis les derniers mois, il y a eu plusieurs fermetures de détaillants spécialisés indépendants, et quelques Tite Frette », dit le président du groupe, qui a perdu trois boutiques dans la dernière année.

« C’est une période difficile, dit Karl Magnone. Non seulement les Québécois dépensent moins, mais les coûts fixes augmentent. »

Mauvais été

Cette nouvelle gamme pourrait stimuler les ventes de Simple Malt dans une année où la météo estivale n’a pas été bonne pour les brasseurs : alors qu’on aime bien se déboucher une bière froide sous le soleil, le réflexe est moins rapide sous la pluie. Le brasseur René Huard note que les vacances de la construction, qui sont traditionnellement excellentes pour la vente de bière, ont été moins fastes cette année. De plus, il y a eu une malédiction du vendredi, note Sébastien Lalande, d’Espace Houblon : les vendredis ont été particulièrement pluvieux, et c’est durant cette journée, après la semaine de travail, que les gens aiment bien aller se chercher une petite bière…

En savoir plus
  • 2 milliards
    C’est le nombre de litres de bière consommés par les Canadiens en 2021-2022, la plus petite quantité depuis 1949.
    SOURCE : Statistique Canada
    331
    Il y a 331 brasseurs au Québec, artisanaux et industriels.
    SOURCE : Association des microbrasseries du Québec