Ça fait maintenant 29 ans que les Québécois peuvent magasiner après la messe du dimanche. Et ça a assez duré, croient certains propriétaires de quincaillerie.

C’est l’ex-maire de Montréal, Gérald Tremblay, alors ministre de l’Industrie et du Commerce, qui avait déposé en 1992 le projet de loi pour autoriser l’ouverture des commerces le jour du Seigneur. Les élus l’ont approuvé trois semaines plus tard, et le dossier était classé.

Il faut dire que l’économie du Québec n’allait pas trop bien. La province, faut-il le rappeler, tentait de se relever d’une récession. La plupart des commerçants estimaient alors que la consommation et la création de nouveaux emplois favoriseraient un rebond.

Nous voilà, 29 ans plus tard, à vivre… exactement l’inverse.

Il manque tellement de travailleurs dans la vente au détail que des quincailleries décident de fermer leurs portes le dimanche et plus tôt en semaine. C’est aussi une façon de retenir les employés à une époque où les candidats se font rares.

Le phénomène a commencé au Saguenay–Lac-Saint-Jean et à Sherbrooke, rapporte Richard Darveau, président et chef de la direction de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction (AQMAT).

PHOTO FOURNIE PAR RICHARD DARVEAU

Richard Darveau, président et chef de la direction de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction

À l’extérieur de Montréal, le quart des quincailleries sont fermées le dimanche. La tendance est très lourde.

Richard Darveau, président et chef de la direction de l’Association québécoise de la quincaillerie et des matériaux de construction

Dans la métropole, où les grandes surfaces américaines comme Home Depot, Rona et Réno-Dépôt sont ouvertes tous les jours, les fermetures dominicales de petits magasins sont plus rares. Mais en région, me dit M. Darveau, « ça se répand comme une traînée de poudre ».

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La rareté de la main-d’œuvre est généralisée dans la vente au détail. Mais le phénomène semble toucher particulièrement les quincailleries parce qu’il faut des connaissances parfois pointues pour répondre aux clients. Ça va de la construction d’un potager surélevé au choix d’une fraiseuse à lamelles, en passant par les problèmes de toilettes et de fourmis charpentières.

En règle générale, on ne rentre pas dans une quincaillerie avec les mêmes attentes qu’à l’épicerie. On cherche quelqu’un, et vite ! Le besoin d’expertise s’est même accentué dans la dernière année. Les bricoleurs du dimanche, maintenant plus nombreux (plus de temps, moins d’ouvriers disponibles), posent beaucoup de questions, m’a-t-on raconté.

Caroline Fradet, qui exploite cinq centres de rénovation au Saguenay–Lac-Saint-Jean, n’y va pas par quatre chemins. Elle est « vraiment en faveur » d’une loi qui exigerait la fermeture des commerces le dimanche. Pour le moment, du moins, elle n’a osé fermer les siens que les vendredis soir.

Ses employés permanents, ceux qui ont le plus d’expérience, ne veulent plus travailler les soirs et la fin de semaine. Le casse-tête des horaires n’a jamais été aussi pénible. Ça n’a aucun sens, juge-t-elle, d’ouvrir un magasin dans lequel une expertise est requise et de ne mettre que des étudiants à l’horaire. Peu importent le niveau de motivation et la bonne volonté de ces employés, la clientèle risque d’être déçue, voire frustrée.

Cela nous amène à une autre conséquence du manque de main-d’œuvre, plus insidieuse, celle-là : l’effet sur la qualité du service et la réaction à plus long terme de la clientèle.

Pour les détaillants ayant pignon sur rue, le contact avec les employés et leurs précieux conseils sont des avantages concurrentiels de taille pour se démarquer de la compétition en ligne. S’ils n’arrivent plus à démontrer leur utilité par le service à la clientèle, quel sort les attend ? C’est une préoccupation bien réelle dans les boutiques spécialisées en électronique, notamment.

Avouez que c’est ironique : c’est au moment où les employés se font rares que la qualité du service à la clientèle gagne en importance pour les propriétaires de magasin.

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Au printemps 2020, on a découvert (ou redécouvert, selon notre âge) la façon de composer avec des magasins fermés le dimanche. Quand Québec a annoncé la date de réouverture, les propriétaires de 130 quincailleries ont exprimé leur mécontentement lors d’un évènement virtuel de l’AQMAT. Le débat a débordé sur la fermeture permanente les dimanches.

« Je rêve depuis toujours de pouvoir fermer les dimanches : j’ai décidé de fermer les dimanches tout l’été et je souhaite que nos démarches nous portent à le faire toute l’année », avait alors affirmé Yves Chartier, propriétaire d’un Rona à Lachine.

Je l’ai appelé pour savoir si, 14 mois plus tard, il avait changé d’avis. Réponse : pas du tout.

D’ailleurs, il avait davantage tardé que ses concurrents à rouvrir. Mais ça n’a pas été bien accueilli par la clientèle. Pour une question « de respect », il s’est plié à l’horaire normal. Aussi voulait-il éviter que ses clients prennent l’habitude d’aller ailleurs.

Alors qu’il est si facile d’acheter en ligne à toute heure du jour et de la nuit, sommes-nous prêts à accepter une réduction des heures d’ouverture des commerces ? À quel point veut-on que la commodité pour les consommateurs de magasins ouverts sept jours prime sur la qualité de vie du personnel ? Serons-nous tolérants à l’égard d’entreprises ouvertes, mais incapables de répondre à nos exigences en matière de conseils ?

Les enjeux sont plus complexes qu’il n’y paraît. Et comme en 1992, il n’y aura pas d’unanimité.

En faveur d’un retour en arrière

Caroline Fradet, PDG et actionnaire de Ferlac, entreprise qui exploite cinq centres de rénovation au Saguenay–Lac-Saint-Jean (Rona, Sports Excellence et Ecotone)

PHOTO FOURNIE PAR CAROLINE FRADET

Caroline Fradet, PDG et actionnaire de Ferlac, entreprise qui exploite cinq centres de rénovation au Saguenay–Lac-Saint-Jean (Rona, Sports Excellence et Ecotone)

Vous êtes « vraiment pour une loi » forçant la fermeture des commerces le dimanche. Pourquoi ?

C’est très problématique sur le plan de la qualité de vie des employés. Les nouvelles générations ont leurs critères. D’autant qu’on n’est plus capables d’avoir autant d’employés qu’avant. Il faut user d’imagination, mais on n’en a plus, d’imagination. C’est quelque chose qu’on n’a jamais vécu. En 32 ans, je n’ai jamais vu ça. On réussit quand même à donner le service à nos clients, mais il faut redoubler d’efforts.

Avec tout ce qui se passe, il va falloir que le gouvernement nous aide. On ne peut pas importer de main-d’œuvre étrangère, c’est seulement pour le secteur agricole, et il y a la barrière de la langue. Travailler dans une quincaillerie, ce n’est pas comme travailler dans une usine. C’est vraiment un casse-tête. Ça ne va pas en s’améliorant.

Pourquoi ne pas fermer vos commerces comme d’autres le font ?

On en ferme un sur cinq. Par rapport à la compétition qui n’est pas fermée, je suis très frileuse. Alors, c’est pour ça que je pense qu’il faut que ça passe par le politique pour qu’on revienne comme avant. Les propriétaires, on ne sait plus où donner de la tête.

Peut-être qu’on va fermer l’hiver prochain quand ce sera plus tranquille. Depuis le début de la pandémie, on ferme les vendredis soir et on ne rouvrira pas. Ça a aidé les employés qui savent qu’ils ne travailleront pas les vendredis soir.

Si on disait à nos employés qu’on ne rouvrirait plus jamais le dimanche, ça aiderait leur rétention. On ne peut pas juste dire à nos employés qui sont là depuis longtemps de faire des dimanches, alors que les nouveaux ne feront pas de dimanches. C’est complètement illogique ! Ça devrait être le contraire. Mais on ne peut pas juste mettre des étudiants la fin de semaine, parce qu’on manquerait d’expertise.

Avez-vous bonifié les salaires ?

Oui, on a augmenté nos salaires. Mais le salaire, ça ne donne pas plus de motivation, c’est juste bon la première semaine… Ça ne donne pas plus de compétence non plus. Je ne sais pas où on s’en va.

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Nicolas Couture, propriétaire de quatre quincailleries Timber Mart dans la région de Sherbrooke

PHOTO FOURNIE PAR NICOLAS COUTURE

Nicolas Couture, propriétaire de quatre quincailleries Timber Mart dans la région de Sherbrooke

Vos quincailleries sont fermées le dimanche depuis un an. Comment avez-vous pris cette décision ?

Quand la pandémie est arrivée, les centres de rénovation indépendants de la région, ceux où les propriétaires sont impliqués au quotidien, on s’est tous parlé et on s’est dit que nos employés seraient très sollicités du lundi au vendredi. Alors, on a fermé les week-ends pour leur donner un congé. Ça a duré six ou huit semaines. Et quand c’est revenu à une certaine normalité, on s’est encore consultés parce que tout le monde se dit depuis longtemps que, le dimanche, « c’est assez » et « ça va faire ». Alors, on a décidé de ne pas rouvrir le dimanche parce que trouver du bon monde, c’est difficile. Et on s’est rendu compte que ça donnait un répit à notre personnel et que c’était plus facile d’en recruter. On a aussi arrêté d’ouvrir les soirs. On ouvre de 7 h à 17 h 30, du lundi au vendredi.

Est-ce que c’est possible uniquement parce qu’il y a une concertation avec vos concurrents ?

Oui, exactement. C’est vraiment ça. On s’en parlait dans des conventions et on était tous du même avis que, le dimanche, c’était vraiment une épine dans le pied.

Quelles sont les conséquences financières de cette décision plutôt audacieuse ?

On est quand même un secteur d’activité qui a été très sollicité dans la dernière année. Alors, je ne peux pas mettre un chiffre ou dire à quel point ç’a été bénéfique. Les gens dans la région sont conscients qu’on est fermés le dimanche, alors ils viennent le samedi. C’est sûr que le chiffre d’affaires du week-end a baissé un peu, mais pas énormément. C’est surtout sur les activités et la rétention de personnel que ça a changé la donne.

Vous devez économiser pas mal en salaires…

Non, le payroll n’a pas diminué, malheureusement ! J’aurais aimé ça dire oui, vu qu’on a une journée de moins à payer. Mais les salaires augmentent beaucoup. Il n’y a pas une semaine où je n’augmente pas les salaires, ces temps-ci. Le monde est demandé partout. Il y a des offres d’emploi partout. Tout le monde cherche des employés.

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Yves Chartier, propriétaire du Rona à Lachine

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Un magasin Rona

Pourquoi rêvez-vous de fermer votre magasin le dimanche ?

Premièrement, il fut un temps où on avait une vie. Quand on veut faire une activité avec les employés, on ne peut jamais parce qu’il y en a toujours qui travaillent. Deuxièmement, il y a déjà eu un temps dans notre vie où on était assez brillant pour savoir que, si on avait besoin de quelque chose, on avait six jours dans la semaine pour l’acheter. Je sais que des urgences peuvent arriver. Honnêtement, on a rouvert tellement souvent pour des urgences que ce ne serait pas un drame qu’on m’appelle pour ouvrir le magasin un dimanche. Au moins, je ne prendrais pas 20 employés en otages.

Vous avez l’impression de prendre vos employés en otages !

En ce moment, on a 50 employés au magasin. À chaque quart de travail, il en manque 3 ou 4 avec le contexte actuel, la COVID-19, le stress, l’épuisement mental. Quand tu étales ton travail sur sept jours, c’est très difficile d’avoir de bonnes personnes sur tous les quarts.

Pensez-vous qu’un retour aux horaires des années 1980 est réaliste ?

Est-ce que c’est illusoire de penser que ça peut se faire ? Je ne le sais pas. Le problème, c’est qu’il faut que ce soit toute ou pantoute. Tu ne peux pas être fermé si les autres sont ouverts, car tu passes pour quelqu’un qui n’a pas sa clientèle à cœur. Si on n’a pas une règle unique pour les quincailleries, les grandes surfaces ne voudront jamais.