Il y a 25 ans jour pour jour, le Québec a appris la mort soudaine de l'homme politique le plus marquant de son époque. Malgré son échec référendaire et une carrière politique en dents de scie, les Québécois se souviennent surtout de l'homme simple qui a cru en son pays. Un quart de siècle plus tard, cet héritage est toujours vivant.

«René te fait dire bonjour.»

Martine Tremblay vient de fixer un rendez-vous par téléphone avec Corinne Côté quand celle-ci lui passe les salutations de son mari. C'est le 1er novembre 1987, en début de soirée. Trois jours auparavant, l'ancienne directrice de cabinet de René Lévesque a dîné avec lui au restaurant. Elle l'avait trouvé de belle humeur. Même que l'homme, qui avait quitté la politique depuis deux ans, était redevenu celui qu'elle avait connu dans les années 70: passionné, détendu, curieux.

Mais son coeur, lui, a déjà subi quatre infarctus, dont deux dans les derniers mois. Peu avant 21h, René Lévesque est terrassé par une crise cardiaque à son domicile de L'Île-des-Soeurs, à Montréal. Sa mort est annoncée à 22h35. Il avait 65 ans.

Les proches se relaient la nouvelle par chaîne téléphonique. La stupeur est totale chez ceux qui trouvaient, comme l'ancien chef de cabinet Louis Bernard, que «ça faisait longtemps qu'il n'avait pas été aussi en forme».

Gracia O'Leary est à son domicile quand le téléphone sonne: c'est Bernard Landry, ancien ministre du Commerce extérieur, qui lui annonce la nouvelle. À l'aube, l'ancienne attachée de presse est à pied d'oeuvre avec Martine Tremblay pour organiser les funérailles.

«C'était très douloureux, se souvient-elle. Mais, en quelque sorte, c'était comme si je reprenais du service pour lui une dernière fois.»

***

La mort de René Lévesque, il y a 25 ans aujourd'hui, a sonné le Québec. À un point qui a même surpris ses collaborateurs.

À ce moment, la première victoire du Parti québécois, celle de 1976, a à peine 10 ans. Sept ans ont passé depuis le premier référendum. L'échec du rapatriement de la Constitution, en 1982, laisse place à l'espoir avec le nouvel accord du lac Meech, négocié six mois plus tôt. Robert Bourassa et les libéraux ont pris le pouvoir en 1985. René Lévesque, redevenu simple citoyen, a écrit ses mémoires et repris son métier de journaliste.

Les images d'archives montrent souvent un chef rassembleur devant des foules en liesse lors de la victoire de 1976, puis la profonde déception de la défaite référendaire de 1980. Les années 80 sont difficiles pour le règne Lévesque. En pleine crise économique, il réduit de 20% le salaire des fonctionnaires. Le Québec est exclu de la Constitution, mais Lévesque tente le «beau risque» avec le fédéralisme de Brian Mulroney, en 1984. Désillusionnée, une partie de son équipe claque la porte. L'année suivante, usé et malade, Lévesque est poussé à la démission.

Mais, à l'annonce de sa mort, ce n'est pas ce que retiennent les Québécois. Des dizaines de milliers de personnes, souvent en pleurs, viennent lui rendre hommage. «J'ai été étonnée, se souvient Martine Tremblay, de voir l'impact de sa mort, la commotion qu'elle a suscitée. Et j'ai été étonnée de voir que, 20 ou 25 ans plus tard, il est considéré de façon si positive. Sa grande stature ne garantit pas que quelqu'un reste autant admiré, y compris par des gens qui ne l'ont pas connu.»

«Il y a des êtres dont la mort nous fait de la peine. Et il y a des êtres dont on sait qu'ils nous manqueront toujours. M. Lévesque me manquera toujours, dit Gracia O'Leary. On me parle souvent de lui avec admiration. On m'envie de l'avoir connu, de l'avoir côtoyé. Je ne suis pas une nostalgique, mais je suis consciente d'avoir vécu quelque chose d'extraordinaire.»

***

Il existe un jeu intellectuel populaire dans certains milieux politiques: que dirait René Lévesque s'il était vivant de nos jours? Que penserait-il des enveloppes glissées dans le veston d'organisateurs politiques? Aurait-il fini par écraser la cigarette? Serait-il un souverainiste à la Lucien Bouchard ou à la Jacques Parizeau?

«J'ai horreur de ça!», s'exclame spontanément Gracia O'Leary. «Les gens évoluent, le contexte change», dit son ancienne attachée de presse, Line-Sylvie Perron. «J'aime mieux qu'on se rappelle ce qu'il a dit. Il nous a laissé, de son vivant, un héritage tellement riche sur beaucoup de choses de la société.»

«Il a toujours été souverainiste, dit Martine Tremblay. Il le dirait aujourd'hui sans aucune hésitation. Mais comment analyserait-il les possibilités que ça arrive ou les moyens pour y arriver? Personne ne le sait. C'était un esprit libre, alors c'est difficile d'imaginer ce qu'il dirait, outre le fait que la souveraineté est la chose est la plus souhaitable pour le Québec.»

Chose certaine, lL'instigateur de la Loi sur le financement des partis politiques serait probablement consterné de voir l'intégrité des politiciens atteindre de tels bas-fonds. «C'est un peu troublant, observe Line-Sylvie Perron. Cet homme-là a commencé à s'insurger quand il était journaliste et ministre. Il serait peut-être découragé de voir comment c'est un éternel recommencement.»

Louis Bernard voit dans l'actualité récente un rappel à la vigilance. «Ce n'est pas parce qu'on adopte une loi que le dossier est réglé. Il faut être vigilant dans l'application dans nos principes.»

***

Sur la pierre tombale de René Lévesque, Félix Leclerc écrit: «La première page de la vraie histoire du Québec vient de se terminer. Dorénavant, il fera partie de la courte liste des libérateurs de peuples.» Neuf mois plus tard, le 8 août 1988, le poète s'éteint à son tour.

D'une certaine façon, la mort rapprochée des deux hommes qui ont incarné la fierté québécoise s'inscrit comme un réveil du nationalisme. Le «beau risque» fédéraliste continue d'être malmené avec l'échec de l'accord du lac Meech, en 1990, puis celui de Charlottetown, en 1992. Et depuis que le gouvernement Bourassa a modifié la loi sur la langue de l'affichage, en 1989, les Québécois sont de retour dans la rue avec les drapeaux. Impensable dans la torpeur des années 80, l'idée d'un deuxième référendum fait doucement son chemin.

La disparition de René Lévesque en 1987, note Line-Sylvie Perron, a été l'occasion de rafraîchir la mémoire des Québécois à une époque où les débats identitaires ont repris de la vigueur. «Plusieurs jeunes l'ont découvert à ce moment, puisque ça a permis de remettre dans l'actualité la Révolution tranquille, la pensée de Lévesque et ses réalisations comme chef d'État.»

«Il avait une manière de dire les choses, dit Martine Tremblay. C'était quelqu'un de différent. Il n'avait été formé par aucun moule. La politique ne l'a pas changé. Et c'est peut-être ça qui lui a permis de changer la politique.»