Dans les centres de détention, on les appelle les «campeurs». Ce sont des détenus et prévenus qui vont, leurs effets personnels dans un sac brun, d'un établissement à l'autre, qui dorment sur un matelas posé à même le sol, dans des cellules ou des salles inadaptées. Cet été, les centres de détention québécois débordent. Phénomène récurrent, la surpopulation carcérale se poursuit, encore et toujours. Au grand dam des agents de la paix des services correctionnels.

Il y a 10 ans, l'idée de faire dormir des hommes dans des salles de transition ou des locaux de sentences intermittentes aurait semé la panique au Centre de détention de Sorel. Mais maintenant, le scénario est si courant qu'il n'est même plus étonnant. Le nombre de personnes incarcérées dépasse fréquemment la capacité totale de 89 places de l'établissement. La population quotidienne moyenne de Sorel était, en 2011, de 96,1.

«On utilise des cellules d'isolement pour coucher la surpopulation», dit un agent de la paix. Dans ses petites salles sans fenêtres de 8 pieds sur 4 pieds, dans lesquelles un seau rempli d'eau fait office de salle de bains, s'entassent parfois plusieurs hommes, la nuit venue.

«C'est horrible, oui, décrit, sous le couvert de l'anonymat, cet agent qui travaille à Sorel depuis plusieurs années. On y place des personnes qui n'ont pas de raison d'aller là.»

Une surpopulation devenue habituelle

Mais le «camping» n'est pas un phénomène nouveau.

«Ça fait des années que la situation perdure. Le camping, c'est fréquent, comme les occupations doubles et triples. Ça dure depuis longtemps et il n'y a rien qui change», déplore Éric Bélisle, responsable des communications d'Alter Justice, une association qui vient en aide aux personnes judiciarisées.

Le Protecteur du citoyen a relevé ce problème à plus de 15 reprises, entre 1989 et 2009.

Entre 2008 et 2011, le nombre moyen de personnes incarcérées quotidiennement dans les centres du Québec a augmenté de 3%, passant de 4486 à 4634.

Des chiffres fournis cette semaine par une source proche du Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec (SAPSCQ) témoignent de cette surpopulation (voir autre texte).

Les centres de Rimouski, Amos, Saint-Jérôme, Hull, Sorel, Rivière-des-Prairies, Sherbrooke, Trois-Rivières ou encore Baie-Comeau accueillaient ainsi cette semaine plus de détenus que leur capacité ne le permet. Et ce, sans compter les incarcérés qui, chaque jour, se déplacent sur les routes du Québec d'un centre à l'autre ou entre un palais de justice et leur centre.

À Chicoutimi, il n'est pas rare que les personnes qui purgent une peine au cours de la fin de semaine dorment au palais de justice.

«Au Québec, c'est rendu une habitude. On est deux par cellule, à peu près partout. On gère les crises quand ça arrive, et on agrandit par en dedans», dit Stéphane Lemaire, président du SAPSCQ.

«Le matin, quand les administrateurs d'établissement prennent leur quart de travail et voient qu'ils ont trop de monde, ils appellent ailleurs et essaient de placer leurs détenus. Chaque jour, c'est comme la bourse carcérale», dit-il.

Paradoxalement, relève M. Bélisle, la surpopulation carcérale est un phénomène qui s'accentue, alors que le taux de criminalité est en baisse au Québec.

Le SAPSCQ croit toutefois que c'est la disparition des «absences temporaires», depuis le meurtre d'Alexandre Livernoche commis par Mario Bastien lorsque ce dernier bénéficiait d'un congé de ce type, qui explique les taux d'occupation supérieurs à 100% dans les prisons québécoises.

Promiscuité, pressions et dysfonctionnements

Chose certaine, la surpopulation entraîne son lot d'effets pervers, pour les détenus comme pour les agents.

Ainsi, le mélange de clientèle entre prévenus peut se révéler périlleux: les prévenus peuvent être des personnes incarcérées pour conduite en état d'ébriété, en attente de leur comparution, ou un multirécidiviste, en attente d'un procès.

Les prisons, de compétence provinciale, accueillent en effet les personnes condamnées à une peine d'emprisonnement d'une durée de moins de deux ans, mais aussi toutes les personnes en détention préventive, en attente d'un procès, peu importe la nature et la gravité du délit dont elles sont accusées.

«On peut avoir un jeune de 20 ans qui entre pour une «balloune» et qui se retrouve avec les cas lourds. La tension peut monter parce que les gars ne les tolèrent pas, il y a beaucoup de règles que les nouveaux ne connaissent pas, et quand ils font des niaiseries, ça ne passe pas», explique un agent de Québec, qui souhaite lui aussi ne pas être nommé.

Du côté des 2500 agents des services correctionnels de la province, le ras-le-bol se fait sentir, bien que le ministère de la Sécurité publique ait augmenté de 10,3% les effectifs au cours des trois dernières années.

«Récemment, une personne incarcérée a mis le feu à l'auto d'un motard à l'extérieur. Un autre détenu lui a lancé de l'eau bouillante avant de le battre. Comme c'est arrivé de jour, dans les secteurs réguliers, le personnel était là et on a pu intervenir. Mais de nuit, ils auraient dû attendre avec le gars ébouillanté dans la salle avant que le renfort arrive pour intervenir», relate cet employé du centre de Sorel.

Malgré tout, le ministère de la Sécurité publique a déboursé, l'an dernier, près de 18 millions en heures supplémentaires pour les agents, contre 20 millions en 2010-2011.

Les agents continuent de se sentir débordés.

«En théorie, c'est sûr qu'on doit réhabiliter les gens. Mais ça ne se fait pas sur le terrain: ce qu'on fait, c'est gérer des places», croit M. Lemaire.

Parce qu'il est parfois ardu pour un agent correctionnel de rédiger un rapport sur un détenu qui doit passer devant la Commission des libérations conditionnelles, mais qui se promène d'un centre à l'autre, les libérations peuvent être aussi reportées.

«Ça peut continuer jusqu'à ce qu'un agent qui n'a pas fini sa probation accepte de signer un rapport d'observation sur une personne incarcérée qu'il n'a pas pu observer. C'est ça, la réinsertion sociale en ce moment», poursuit un agent.

«C'est sûr, les gens font leur temps. Mais à quel prix?», se demande Éric Bélisle.

Joint par La Presse, le ministère de la Sécurité publique répond que le niveau de surveillance dans les centres de détention du Québec est «adéquat», et que la réinsertion sociale reste toujours l'un de ses mandats.

«Que ce soit par des rondes de surveillance, des fouilles, du dépistage ou des rencontres avec des détenus, nous assurons en tout temps la sécurité de nos employés et des personnes incarcérées», écrit la responsable des communications du Ministère.

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De nouvelles prisons qui se font attendre



Au cours des dernières années, le gouvernement du Québec a annoncé d'importants investissements dans la construction de nouveaux centres de détention à Roberval, Sept-Îles, Sorel-Tracy (pour remplacer les établissements vétustes de Sorel et de Valleyfield) et Amos.

Mercredi, le gouvernement a ainsi annoncé le début de la construction du centre de détention de Roberval.

Mais entre les annonces et les premières pelletées de terre, le temps paraît long, trop long, aux yeux du syndicat. Et ce, malgré l'ajout de 324 places dans des «bâtiments modulaires» - des roulottes - dans l'enceinte sécurisée de certains centres en 2009.

«D'une élection à l'autre, on avance à petits pas, mais à un moment donné, il faut trouver des solutions. Et ces solutions, ce ne sont pas des roulottes», croit Stéphane Lemaire.

«Pour ce qui est d'ajouter ou de modifier les bâtiments modulaires en place, aucune décision n'a été prise pour le moment», répond-on au ministère de la Sécurité publique.

Enfin, Alter Justice craint de son côté que l'ajout de places en détention ne suffise pas à régler le problème de la surpopulation.

«C'est malheureux. On a avisé le ministre qu'ajouter des places ne règle pas le problème. C'est comme dire: on a plus de places, donc on ajoute du monde. La criminalité au Québec a beau diminuer, on a de plus de plus de monde dans les prisons», déplore Éric Bélisle.

La surpopulation carcérale au Québec

New Carlisle

Taux d'occupation (T.O.): 104%

Capacité totale (C.T.): 96

Capacité opérationnelle (C.O.): 84

Québec

T.O.: 94.2%

C.T.: 710

C.O.: 540

Baie-Comeau

T.O.: 111.3%

C.T.: 97

C.O.: 84

Trois-Rivières

T.O.: 102.5%

C.T.: 314

C.O.: 276

Sherbrooke

T.O.: 104%

C.T.: 315

C.O.: 277

Montréal - Bordeaux

T.O.: 96,6%

C.T.: 1357

C.O.: 1194

Rivière-des-Prairies

T.O.: 110%

C.T.: 542

C.O.: 477

Sorel

T.O.: 109%

C.T.: 98

C.O.: 89

Hull

T.O.: 107,6%

C.T.: 211

C.O.: 186

Saint-Jérôme

T.O.: 115,2%

C.T.: 388

C.O.: 341

Chicoutimi

T.O.: 94%

C.T.: 84

C.O.: 74

Roberval

T.O.: 100%

C.T.: 65

C.O.: 57

Amos

T.O.: 100,8%

C.T.: 122

C.O.: 107

Percé

T.O.: 91,3%

C.T.: 46

C.O.: 40

Rimouski

T.O.: 114%

C.T.: 119

C.O.: 105

> Portrait, en date du 11 juillet, de la surpopulation dans les centres de détention du Québec, tel que fourni par une source proche du syndicat des agents de la paix des services correctionnels.

> La capacité totale désigne le nombre de lits sur l'ensemble de la prison, et la capacité opérationnelle, le nombre maximal de lits pour un fonctionnement régulier du centre.

> La population carcérale varie d'une journée à l'autre.