La saison des chantiers risque d'être perturbée aux quatre coins du Québec. Les ingénieurs menacent de déclencher une grève générale illimitée si les négociations avec le gouvernement Couillard ne débloquent pas rapidement. Un tel débrayage serait une première en 50 ans.

Après 30 rencontres, les pourparlers piétinent entre le gouvernement et ses 1400 ingénieurs. Leur syndicat s'impatiente. «On va empêcher le premier ministre d'aller à la pêche au saumon cet été s'il le faut!» a lancé hier à La Presse le président de l'Association professionnelle des ingénieurs du gouvernement du Québec (APIGQ), Michel Gagnon.

Une rencontre de négociation est prévue jeudi. Si Québec ne corrige pas le tir, «on va se réunir en après-midi et parler de la suite des choses», a dit M. Gagnon. Selon lui, «le gouvernement force les ingénieurs à aller vers une grève générale».

Un débrayage plongerait le ministère des Transports (MTQ) dans une autre crise, après celle qui a fait rouler la tête de la sous-ministre Dominique Savoie. L'APIGQ y compte plus de 800 de ses 1400 membres.

Selon Michel Gagnon, les négociateurs patronaux répètent qu'ils n'ont «pas de mandat» de la part des libéraux de Philippe Couillard. Sans mandat, il est impossible d'avoir des discussions sérieuses sur les salaires et les conditions de travail.

Au Conseil du trésor, «on est passé de [Martin] Coiteux à [Sam] Hamad, puis de Hamad à [Carlos] Leitao. Et là, on nous dit que ce n'est pas Leitao qui mène ça, ce serait le bureau du premier ministre. Mais les mandats tardent à venir. Ç'a l'air compliqué du côté de nos répondants», a déploré Michel Gagnon.

L'APIGQ a entamé des moyens de pression au cours des derniers mois. Ses membres font la grève des heures supplémentaires. Ils ne travaillent pas entre 18h30 et 7h.

Des travaux sur le pont Laviolette, qui relie Bécancour et Trois-Rivières, ont été suspendus. «On affecte avec notre ‟grévette" des projets qui totalisent 200 millions.»

«On est capables de durer longtemps»

Mais selon Michel Gagnon, l'heure est venue d'aller plus loin. Il a obtenu récemment de ses membres un mandat de grève générale illimitée. «Par une forte majorité», à l'issue d'un vote électronique auquel ont participé 83% des membres, a précisé Michel Gagnon. Il peut déclencher la grève au moment qu'il jugera le plus opportun. Ce moment approche, selon lui.

«Notre meilleur impact, c'est l'été. On ne pose pas beaucoup d'asphalte en février... La pointe des travaux au Ministère, c'est en août», a-t-il indiqué.

Combien de temps les ingénieurs seraient prêts à rester dans la rue? «C'est clair qu'on est capables de durer longtemps avec notre fonds de grève», a répondu M. Gagnon.

La dernière grève des ingénieurs remonte à 1966, deux ans après la naissance de leur syndicat. Elle avait duré 12 semaines.

Impacts nombreux

Des travaux routiers de centaines de millions de dollars, pilotés par le ministère des Transports, sont en cours partout au Québec. Un débrayage des ingénieurs les perturberait. «C'est clair qu'une grève aurait un impact, mais je ne peux pas vous dire combien de chantiers seraient arrêtés», a dit Michel Gagnon. Il y aurait de la grogne chez les entrepreneurs en construction. Leurs chantiers seraient compromis : certaines étapes des travaux peuvent nécessiter l'intervention d'un ingénieur du MTQ.

À l'heure actuelle, environ 21% des travaux de surveillance et 58% des travaux d'inspection sont réalisés par les ingénieurs du Ministère. Le reste est fait par des firmes externes, qui seraient probablement sollicitées par le gouvernement en cas de grève. La facture serait à l'avenant.

Au ministère des Affaires municipales, des demandes de subventions de villes dépendent de l'autorisation des ingénieurs. Une grève pourrait remettre des travaux à l'an prochain, selon M. Gagnon.

Au ministère de l'Environnement, l'inspection des barrages autres que ceux appartenant à Hydro-Québec ne se ferait plus si les ingénieurs étaient absents. Il y a un an, le Vérificateur général du Québec dénonçait le piètre état de ces barrages qui contrôlent les crues et les débits d'eau. Il craignait même que certains ne cèdent. Les ingénieurs ne produiraient pas non plus de certificats d'autorisation.

Certes, les ingénieurs seraient tenus d'assurer des «services essentiels», comme on le dit dans le jargon. Une entente a été conclue à ce sujet avec le gouvernement, une étape préalable pour que des syndiqués du secteur public puissent faire un débrayage. Ainsi, des ingénieurs devraient être disponibles sur demande lorsque des travaux visent à corriger un problème qui, à court terme, menace la santé et la sécurité de la population ou encore l'environnement, a précisé Michel Gagnon. Cette clause sur les services essentiels est beaucoup moins contraignante pour les ingénieurs que pour les travailleurs de la santé, par exemple.

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Les salaires au coeur de la négociation

Un gouffre sépare le gouvernement et le syndicat dans les négociations. L'APIGQ demande une augmentation de salaire de 30% en cinq ans. Selon le syndicat, un ingénieur standard du MTQ gagne environ 82 000 $, près de 24% de moins que celui qui travaille pour Hydro-Québec, un écart de près de 20 000 $. Si l'on tient compte des augmentations salariales obtenues par les ingénieurs d'Hydro en vertu d'une entente de 2013, l'écart atteindrait 37% - ou 32 000 $ - en 2019 si les ingénieurs du gouvernement devaient se contenter des hausses prévues à l'entente entre le gouvernement et le front commun de 400 000 employés de l'État. 

Or, Québec ne veut pas leur accorder davantage pour le moment. Il propose ainsi 5,25% en trois ans - les ingénieurs n'auraient pas droit aux augmentations liées à la relativité salariale ni aux sommes forfaitaires. La commission Charbonneau a recommandé d'augmenter l'expertise interne au MTQ, mais cela demeure difficile en raison des salaires, selon Michel Gagnon. Le MTQ a tout de même fait des centaines d'embauches au cours des dernières années et emploie 300 ingénieurs de plus qu'en 2010. Cela a permis la reprise d'activités à l'interne au MTQ, ce qui a généré des économies de 11,2 millions de dollars pour 2013-2014, lit-on dans le rapport Charbonneau.