(Ottawa) Si les lendemains de la présidentielle de 2020 aux États-Unis s’avéraient chaotiques, des groupes extrémistes pourraient solliciter de l’aide financière et logistique au Canada. Le nombre des demandes d’asile pourrait bondir. Des groupes établis au sud de la frontière pourraient être tentés d’importer ici cette agitation sociale.

Ces scénarios figurent parmi ceux évoqués par des fonctionnaires d’Affaires mondiales Canada dans l’ébauche d’un document qui a été préparé avant l’élection du 3 novembre 2020 afin d’évaluer « la possibilité que le scrutin puisse provoquer de nouveaux troubles sociaux aux États-Unis » et « la potentielle influence » que les groupes extrémistes pourraient avoir ici.

Car ces réseaux violents aux États-Unis ont « des liens documentés au Canada », et « les Canadiens ont été et demeurent actifs dans la propagande de cet extrémisme », note-t-on dans ce rapport obtenu par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, en précisant que « des groupes extrémistes basés aux États-Unis ont des succursales » ici.

C’est entre autres le cas des Proud Boys, fondés par un Canadien, mais un peu moins des Oath Keepers, cette milice d’extrême droite dont un ancien porte-parole, Jason Van Tatenhove, comparaissait mercredi devant la Commission du 6 — Janvier. Devant les élus examinant l’assaut du Capitole, il a dit que le groupe espérait une « révolution armée ».

PHOTO JOSEPH PREZIOSO, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Assaut du Capitole, le 6 janvier 2021

L’émeute de janvier 2021, qui a fait cinq morts, s’est produite à l’issue de ce que les fonctionnaires canadiens décrivent comme la « campagne d’incertitude » que l’équipe Trump a orchestrée dans le but de remettre en question « l’intégrité du processus électoral et son résultat potentiel ».

On n’y est pas immunisé au nord de la frontière, arguent-ils.

Il faudra voir « jusqu’à quel point les Canadiens sont vulnérables à la désinformation et susceptibles à l’exploitation d’une vulnérabilité », avancent-ils, prévenant qu’on pourrait assister à « un phénomène de contagion [copycat actions] » ici au Canada, et ailleurs dans le monde.

Une contagion au Canada ?

L’occupation d’Ottawa par le « convoi de la liberté » était-elle l’œuvre d’imitateurs ?

PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, ARCHIVES LA PRESSE

Manifestation lors du « convoi de la liberté », en février dernier

« Il y avait la volonté de le faire. L’objectif global était de déstabiliser, et de faire tomber Justin Trudeau », estime David Morin, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents de l’Université de Sherbrooke.

[Lors du “convoi de la liberté”] il y avait quand même un objectif séditieux qui ressemblait un peu à celui poursuivi par ceux qui ont pris d’assaut le Capitole — mais dans un contexte canadien, avec une dimension de violence moins collective.

David Morin, cotitulaire de la Chaire UNESCO en prévention de la radicalisation et de l’extrémisme violents

Pendant la présence du convoi, le gouvernement Trudeau a utilisé l’un des pouvoirs que lui conférait le recours à la Loi sur les mesures d’urgence, celui de geler des comptes de banque pour fermer le robinet sur le financement en provenance des États-Unis.

En amont du scrutin américain, l’inverse était envisagé par Ottawa : « Si des groupes extrémistes violents à caractère idéologique contestaient pendant une longue période les résultats de l’élection, ils pourraient se tourner vers des étrangers (dont des Canadiens) pour obtenir du soutien financier, idéologique ou autre », écrivent les fonctionnaires.

Ils signalaient également qu’il était « possible que le Canada enregistre un bond dans les demandes d’asile, ou une hausse de l’activité à la frontière au lendemain de l’élection », notamment « des demandes d’aide consulaire de Canadiens qui se trouvent aux États-Unis, qui pourraient être affectés par les violences post-élection ».

Entre 2016 et 2020, un monde

Même si « les experts évaluent les risques de violences fondées sur des motifs politiques peu probables », les fonctionnaires doutaient que la soirée de l’élection puisse devenir un « évènement déclencheur ».

Les élections dans des démocraties matures comme les États-Unis ne mènent pas à de l’instabilité sociale ni ne provoquent des violences à grande échelle. L’élection de 2016 [celle de Donald Trump] en est la preuve, alors que des centaines de milliers de gens ont manifesté pacifiquement après coup.

Extrait du document d’Affaires mondiales Canada

Avant le duel Hillary Clinton-Donald Trump de 2016, on avait d’ailleurs aussi produit une analyse prospective chez Affaires mondiales.

Dans leur boule de cristal, les fonctionnaires voyaient des turbulences à l’horizon.

Elles étaient toutefois essentiellement de nature économique et n’étaient pas tributaires de l’identité du vainqueur — les deux candidats voulaient renégocier des traités commerciaux.

« Pendant longtemps, on redoutait surtout que le protectionnisme américain menace la sécurité économique du Canada. Ce qu’on a découvert avec l’épisode Trump, et avec la montée de l’extrémisme de droite, c’est majeur : les États-Unis peuvent constituer une menace à notre sécurité nationale », commente David Morin.

Il n’a pas été possible dans l’immédiat de savoir si les craintes canadiennes se sont concrétisées en ce qui a trait aux éléments soulevés dans le document.

En revanche, au bureau du ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino, on a souligné mercredi que le Canada n’était « pas à l’abri de la menace mondiale croissante que représente l’extrémisme violent à motivation idéologique ».

« Nous surveillons constamment les tendances et les menaces croissantes dans le monde, y compris au moment d’élections, et nous évaluons leur impact potentiel sur le Canada et les Canadiens », a-t-on conclu.

Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse