Le Québec a raté une occasion unique de mettre derrière lui le débat sur le port de signes religieux. En désavouant la solution mise de l'avant dans son propre rapport, Charles Taylor a coupé les ailes au consensus qui se dessinait entre les partis politiques, déplore Gérard Bouchard qui, avec M. Taylor, avait coprésidé la commission sur les accommodements reliés aux différences culturelles.

Avec la prise de position étonnante du philosophe Taylor, «le Québec risque d'être une autre fois enfoncé dans l'âcre querelle qui le divise depuis une quinzaine d'années », observe M. Bouchard dans une lettre publiée demain dans la section Débats de La Presse+. «Pour ma part, j'endosse toujours cette proposition», tranche M. Bouchard.

M. Taylor soutient intervenir pour contribuer à la réconciliation des opinions sur cette question délicate. Or, estime M. Bouchard, cette intervention aura « contribué à mettre en échec [la réconciliation] qui émergeait entre les partis politiques et qui a été rendue possible parce que d'importants éléments de consensus étaient présents dans la population ».

En désavouant cet élément de son rapport de 2008, M. Taylor risque de provoquer «l'échec du projet de consensus, dénonce son collègue Bouchard. Les jeux sont à nouveau ouverts. Il est probable que le PQ et la CAQ voudront maintenant reprendre leurs billes». Avec cette occasion ratée, prédit-il, «le débat sur les signes religieux est relancé au moins jusqu'aux prochaines élections, et peut-être au-delà».

Le sociologue du Saguenay était injoignable depuis que son partenaire Taylor avait, dans une lettre à La Presse, annoncé qu'il n'appuyait plus la recommandation formulée dans leur rapport en 2008. Il avait eu vent que son collègue s'apprêtait à rendre publique sa volte-face.

Les deux intellectuels proposaient alors d'interdire le port de signes religieux visibles aux représentants de l'État exerçant un pouvoir de coercition sur les autres citoyens. Ainsi les juges, les procureurs de la Couronne de même que les policiers et les gardiens de prison n'auraient pu afficher leur confession en portant une croix, une kippa ou un voile, par exemple. Pour Gérard Bouchard, cette formule «s'était progressivement posée, aux yeux de nombreux Québécois, comme l'assise à partir de laquelle on pourrait ériger un consensus. Cet horizon est maintenant compromis».

M. Taylor jugeait que, depuis la publication du rapport, le contexte avait changé et que le débat soulevé par cette question avait entraîné des gestes malheureux à l'endroit de la communauté musulmane. Ce revirement avait comblé d'aise le premier ministre Couillard qui, rapidement, revint à sa position - totale liberté pour le port de signes religieux à la condition que les services publics soient donnés et reçus à visage découvert.

Au passage, M. Bouchard écorche la position de Philippe Couillard qui, opposé à la «discrimination vestimentaire», prône l'absolue liberté quant au port de signes religieux.

Or, le projet de loi 62 proscrit le niqab, le voile qui couvre le visage, «une contradiction flagrante» dans la position du gouvernement, observe M. Bouchard. M. Couillard a déjà fait valoir que des questions d'identification, de sécurité, commandaient que les services soient offerts et reçus à visage découvert.

L'interdiction du rapport Bouchard-Taylor, limitée à quelques «agents exerçant une fonction tout à fait exceptionnelle», «se défendait bien sur le plan juridique», estime le sociologue, rappelant que des juristes avaient été consultés avant la publication du rapport en 2008. «Nous sommes loin d'une attaque directe contre les musulmans ou du projet de charte des valeurs, comme on l'a prétendu» dit-il.

Les «dissensions persistantes sur les signes religieux» vont rester. Il convient maintenant «d'oeuvrer énergiquement » à d'autres tâches, la lutte contre la discrimination, la destruction des stéréotypes, et « vider enfin le panier de crabes des accommodements [qui posent toujours un gros problème pour les deux tiers des Québécois]». Le gouvernement Couillard semble se montrer plus actif dans cette direction, se réjouit en conclusion Gérard Bouchard.