Depuis un an, les rapports négatifs s'accumulaient sur le Pavillon l'Ancrage, une ressource de thérapie pour toxicomanes. En avril dernier, La Presse relatait que le fonctionnement du centre était pour le moins chaotique. Pourtant, l'Ancrage accueillait toujours des bénéficiaires, aux frais de l'aide sociale. Jusqu'à hier. Fait rarissime, la ressource a été fermée d'urgence. Cette triste histoire suscite une interrogation: le processus de certification des résidences privées pour toxicomanes fonctionne-t-il vraiment?

Dans une opération d'urgence rarement vue au Québec, l'Agence de santé de Lanaudière a fini par fermer hier une ressource de thérapie pour toxicomanes au sujet de laquelle les rapports négatifs s'accumulaient depuis maintenant un an.

En début de journée, cinq véhicules affrétés par l'Agence sont entrés sur le terrain du Domaine de la Volière, à Saint-Jean-de-Matha, où le Pavillon l'Ancrage est installé depuis août 2012. Les 50 bénéficiaires hébergés sur place ont été rassemblés dans une salle et on leur a expliqué qu'ils allaient être relocalisés immédiatement, dans d'autres ressources de la région.

Deux employés du Centre local d'emploi étaient sur place. «On est proche du 1er du mois. On voulait s'assurer que les gens puissent bel et bien repartir avec leur chèque d'aide sociale», dit Danielle Couture, de l'Agence de santé de Lanaudière.

«Dans nos ressources, jamais la sécurité des bénéficiaires ne devrait être menacée. Et ce n'était plus le cas au Pavillon l'Ancrage», dit-elle.

Mme Couture reste vague sur les raisons exactes qui ont mené à la fermeture. «Il y avait des éléments de non-conformité à l'évaluation des personnes lors de l'admission. Sur le nombre d'intervenants formés et compétents. Et aussi sur la coordination clinique de l'endroit.»

L'Ancrage est resté ouvert depuis un an malgré une série de rapports négatifs. Jamais le Conseil québécois d'agrément, chargé de lui décerner ou non une certification, n'a recommandé qu'il soit certifié.

La Presse révélait également au début d'avril que le directeur général, Stéphane Corriveau, avait rechuté dans la consommation, qu'il faisait travailler des clients inscrits comme bénéficiaires et qu'il employait des recruteurs chargés de trouver de nouveaux clients à Montréal.

Document de dénonciation accablant

Selon nos informations, la crise qui a mené à la fermeture de l'endroit a éclaté cet été au moment de la démission du directeur clinique, Kevin Godbout. Ce dernier a rédigé, après son départ, un document de dénonciation accablant de plusieurs dizaines de pages.

Il soulignait notamment que M. Corriveau s'opposait farouchement à ce qu'un nouveau bénéficiaire soit transféré à l'hôpital à son arrivée pour une désintoxication sous suivi médical, parce qu'il craignait de perdre un client. L'aide sociale verse 48$ par jour à ce genre de ressource pour chaque client hébergé.

«Un jour, M. Corriveau m'a interdit formellement d'envoyer un nouvel arrivant à l'hôpital. Cette personne disait prendre 24 consommations par jour. Il devait commencer son sevrage sous suivi médical. Je l'ai transféré en ambulance. Le lendemain, M. Corriveau m'a pété une sale coche. Deux jours après, il m'a dit qu'il regrettait. Mais rien n'a changé. C'était un laisser-aller total», raconte M. Godbout, en entrevue à La Presse.

Par le passé, il était fréquemment arrivé que de nouveaux bénéficiaires consommateurs lourds soient admis sans passer par l'hôpital. «Le lendemain matin, on a retrouvé l'une de ces bénéficiaires dans son lit. Elle tremblait comme une feuille. On l'a envoyée d'urgence à l'hôpital. Elle aurait pu mourir.»

Des «bénévoles» sur l'aide sociale

Au fil des mois passés à la ressource, M. Godbout a aussi fini par constater que les deux tiers des «bénévoles» qui oeuvraient à la ressource étaient en fait prestataires de l'aide sociale. L'argent qu'on leur versait l'était donc en violation de la loi.

«J'en ai parlé à M. Corriveau. Il m'a dit qu'il n'avait pas les moyens de rémunérer ces gens-là.» À la suite de l'envoi de son rapport, M. Godbout a rencontré des inspecteurs de l'aide sociale et leur a signalé une cinquantaine de possibles cas de fraude, noms à l'appui.

Durant toute l'année où l'Ancrage a desservi une clientèle toxicomane, un seul intervenant avait une formation, un certificat en toxicomanie. Les autres étaient d'anciens ou d'actuels prestataires de l'aide sociale. «J'en ai fait, des beaux documents. Mais les intervenants étaient incapables de les remplir!», dit Kevin Godbout.

La volte-face d'un acteur-clé

Cependant, à l'Agence de la santé et au Conseil québécois d'agrément, on s'interroge sur la volte-face de M. Godbout. «Pour nous, M. Godbout était un acteur-clé dans la ressource. Il nous assurait qu'il travaillait très fort pour pallier les lacunes. Dans ce rapport, que nous avons pris très au sérieux, il nous amenait une version très différente», dit Danielle Couture, de l'Agence de Lanaudière.

«Si ce qu'on voit sur papier est correct et qu'on ne nous dit rien, sur quoi peut-on se baser pour dire que la ressource n'agit pas correctement?», demande Sylvie Lambert, directrice de la certification au Conseil québécois d'agrément.

Pourquoi Kevin Godbout, qui détient une maîtrise en intervention sociale, est-il resté en poste? «J'étais persuadé que je serais capable de redresser la barre. J'y ai sincèrement cru», dit-il.

Nous avons tenté de joindre Stéphane Corriveau, directeur général de l'Ancrage, ainsi que Philippe Larivière, président du conseil d'administration et propriétaire des chalets de la Volière. Ils ne nous ont pas rappelés.

Photo Edouard Plante-Fréchette, La Presse