Pendant la quasi-totalité de sa vie adulte, Sylvie B. n'a pas eu d'adresse. Elle a fait le tour de tous les organismes d'aide aux femmes en difficulté. Elle a été hospitalisée des dizaines de fois pour des tentatives de suicide. Elle a vécu, quelques semaines ou quelques jours, en maison de chambre, chez des amis.

Sylvie B. n'avait pas d'adresse et pourtant, si vous l'aviez croisée dans la rue, vous ne l'auriez jamais soupçonné. Elle était propre, bien mise. Jamais elle n'a passé la nuit dans un refuge. Jamais elle n'a consommé de drogue. Et jamais elle ne s'est considérée comme une itinérante.

Pourtant, elle l'était. L'histoire de Sylvie B. est l'illustration d'une forme d'itinérance qui s'est développée surtout chez les femmes et qui passe totalement inaperçue. Une bonne partie des 6500 itinérantes de Montréal auraient adopté ce mode de vie, que les intervenants du milieu ont même baptisé : elles l'appellent «l'itinérance de réseau». 

 «Jamais je n'ai été dans la rue, sauf pour quelques nuits où il faisait beau et je décidais de rester là», témoigne Sylvie.

A La rue des femmes, un organisme qui vient en aide aux femmes itinérantes depuis 25 ans, les trois-quarts de la clientèle ont fait, parfois pendant des années, le «circuit» des ressources. Elles passent quelques semaines au Chaînon, à l'Auberge Madeleine, à la Maison Marguerite, elles vont dans les refuges pour femmes battues, entrecoupant tout cela de courts séjours en chambres, dans une chambre de motel, chez des connaissances.

Elles passent leurs journées dans les centres de jour des organismes, au centre commercial, dans les bibliothèques. Elles soignent leur apparence en dénichant des vêtements décents dans les friperies.

«Elles sont toujours en mode survie. Et leur stratégie de survie, c'est de passer inaperçues», dit Léonie Couture, la fondatrice de La rue des femmes. «Quand on dit à ces femmes qu'elles sont des itinérantes, ça leur fait mal», dit Lyne Richer, directrice de la fondation du même organisme.

Médecins, enseignantes, universitaires

Lise Bonenfant, cinéaste, a rencontré plusieurs de ces femmes. Pendant un an, elle a fréquenté assidûment La grande marelle, un organisme de Québec qui s'occupe des femmes en difficulté. Elle a recueilli le témoignage de cinq d'entre elles dans son film, L'errance invisible, qui sera lancé à Montréal en mars prochain. «J'ai vu une femme médecin passer là-bas. Des femmes qui avaient des études universitaires», dit-elle. L'une des femmes qui témoigne dans son documentaire est une ancienne enseignante.

«Un moment donné, elles ont dégringolé. Une série d'épreuves. Une goutte d'eau qui tombe dans un vase plein, et c'est un torrent qui les a emportées». Parfois pendant plusieurs années, certaines ont été sans domicile fixe. «Et jamais de la sainte vie, en les croisant, on aurait pu penser qu'elles étaient itinérantes. L'une d'elle ressemblait comme deux gouttes d'eau à Christiane Charrette! L'autre était mince, jolie, une star de cinéma!»

Ces femmes sont entrées, à une époque ou l'autre de leur vie, dans la «spirale de l'itinérance», dit la chercheure Lucie Gélineau, qui a réalisé, en collaboration avec le Réseau d'aide à l'itinérance de Québec, une recherche terrain où elle a rencontré 57 femmes itinérantes, dont l'âge variait entre 18 et 62 ans.

Certaines d'entre elles, observe Mme Gélineau, «ont grandi, en quelque sorte, dans la culture de l'itinérance». Soit parce qu'elles ont fui le foyer conjugal avec leur mère victime de violence, ou alors qu'elles ont vécu de multiples placements en familles d'accueil. L'une des femmes rencontrées leur a confié que c'était la première fois depuis très longtemps qu'elle avait une serrure sur sa porte. «En tout temps, son bagage était prêt, à côté de la porte», raconte Mme Gélineau.

Casser le cercle vicieux

Tous les organismes qui viennent en aide aux femmes en difficulté font face à cette clientèle, dont le nombre croît sans cesse. «Certaines femmes ont leurs stratégies, leurs marques un peu partout en ville», souligne Micheline Cyr, directrice de l'Auberge Madeleine, une autre maison d'hébergement qui existe depuis un quart de siècle.

A la Maison Marguerite, qui héberge 290 femmes chaque année, au moins la moitié d'entre elles sont des itinérantes de réseau, indique Martine Rousseau, la directrice de l'organisme. «Et elles peuvent se promener dans le réseau longtemps», dit-elle.

Mais comment «casser» cette tournée des ressources? A côté de l'hébergement d'urgence, la plupart des organismes ont développé, ces dernières années, des suivis à plus long terme pour la clientèle. A la Maison Marguerite, par exemple, on a ouvert depuis deux ans 18 studios, qui peuvent être occupés par des femmes pendant quatre ans.

A La rue des femmes, on croit avoir trouvé une piste de solution en offrant un «continuum de services», qui va du centre de jour aux appartement supervisés, en passant par une trentaine de chambres où l'hébergement est temporaire. «Et quand elles quittent, on ne les lâche pas. Elles peuvent toujours revenir ici», dit Lyne Richer.

Sylvie B. se souvient très bien de son arrivée à La rue des femmes. Suzanne Bourret l'a prise dans ses bras. Ses yeux rougissent quand évoque ce moment-phare de sa vie. «Je me suis dit, enfin, je peux me reposer ici. J'ai trouvé ma place», dit-elle. «Les femmes nous disent : c'est la première fois qu'on me regarde dans les yeux et que je me sens une vraie personne», ajoute Léonie Couture.

A la source du mal

L'approche thérapeutique est fondamentale, croient les intervenantes. «Leur errance a commencé dès l'enfance», souligne Suzanne Bourret, directrice générale de l'organisme. La quasi-totalité de ces femmes ont subi des épisodes de violence, parfois extrême, qui les ont rendues méfiantes et souvent agressives.

A La rue des femmes, Sylvie a entrepris une longue thérapie, qui l'a menée à la source de son mal. Elle a participé à plusieurs activités thérapeutique offertes aux clientes. Art-thérapie, photographie, ateliers d'écriture, massages, reiki : c'est là leur coeur de l'approche de l'organisme. Ces activités permettent souvent aux femmes de panser leurs blessures intérieures. Et, seulement ensuite, d'entreprendre des démarches pour en arriver à une vie plus stable. «Le modèle, ici, ce n'est pas : je te rencontre une heure, on te cherche un logement, on te fait un budget. Il y a une approche réellement humaine», explique Sylvie.

Les résultats sont probants. Des femmes qui habitent les logements supervisés, sept sur dix s'en sortent pour de bon. Mais le plus dur vient souvent à la fin. Des femmes sont parfois prêtes à faire le saut, mais, à cause du manque de logements sociaux, sont incapable de trouver un appartement qu'elles peuvent se payer.

«Le problème, c'est que pour ces femmes, un bâtiment ne suffit pas. S'il n'y a pas de soutien communautaire, le bâtiment ne fait pas long feu», dit Sonia Beauchamp, directrice du Réseau habitation femmes, un organisme qui compte 75 studios ou chambres disséminés dans quatre quartiers de Montréal. Les femmes n'y paient que 25% de leur revenu pour le loyer. «Il y a très peu de ce type de ressource à Montréal», dit Mme Beauchamp.

Sylvie B. a finalement eu de la chance. Il lui a fallu quatre ans de démarches pour s'en sortir, mais aujourd'hui, elle vit dans «le logement de ses rêves», un grand trois pièces et demie plein de lumière.

A la fin du film de Lise Bonenfant, trois des cinq protagonistes ont réussi à faire le saut dans un logement. Mais deux autres continuent leur vie d'errance. «Elles sont comme de la porcelaine brisée, dit Mme Bonenfant. C'est sûr qu'on peut la recoller, mais au moindre choc, elle risque de se casser de nouveau.»

Photo: Alain Roberge, La Presse

Une séance d'art-thérapie à La rue des femmes.

LE BAIL DE LA DÉCHIRURE

La mère de Sylvie B. ne voulait pas d'enfants. Elle portait des jumeaux. La méthode d'avortement maison a fonctionné pour le garçon. Mais la fille s'est accrochée. Quelques mois plus tard, Sylvie B. est née. Et son errance a commencé. Entre 0 et 2 ans, la petite fille a été placée à 26 endroits différents. Entre 2 et 11 ans, elle vit dans une famille d'accueil où on la maltraite et on la dénigre constamment. «Cet endroit-là m'a détruite «, dit-elle. Elle finit par quitter cette famille pour entrer dans la ronde des centres d'accueil et des foyers de groupe. «Dans un seul automne, j'ai eu 23 placements. « À 18 ans, elle se marie et vit quelque temps avec un homme alcoolique et violent. Elle fait une dépression et perd ses enfants. Et l'errance reprend. «Je me prenais un logement pour trois semaines, un mois. Je payais le mois. Et après, je partais. J'allais un peu chez un ami. Avec des colocs. Mais j'étais incapable d'être seule avec moi-même.» Elle a fréquemment recours aux ressources pour femmes en difficulté. Le chaînon, l'Auberge Madeleine, la Maison Marguerite, le Réseau habitation-femmes, elle les a tous faits. Certains beaucoup plus d'une fois. Après, vingt, vingt-cinq jours, un mois, elle doit s'en aller. C'est la règle. «Le stress était énorme. Alors je me coupais. Je prenais des pilules. Je me ramassais à l'hôpital.» Sylvie B. a été hospitalisée pour des tentatives de suicide plusieurs dizaines de fois chaque année. Chaque fois, à sa sortie, elle n'avait pas d'adresse. On la renvoyait dans des ressources, qui étaient de plus en plus réticentes à la reprendre.

À 40 ans, elle aboutit finalement à La rue des femmes. Elle fait une thérapie, participe aux activités, bref, tente de se reprendre en main, mais fait plusieurs rechutes. À sa dernière hospitalisation, sa thérapeute lui pose un ultimatum. Si elle fait une nouvelle tentative de suicide, elle devra vivre dans la rue et avoir recours aux refuges. «J'ai paniqué. Parce que là, ça aurait été la vraie itinérance. J'avais très peur de ça. Les femmes dans les refuges, c'est des dures à cuire. Pour éviter ça, je me suis trouvé un logement qui n'avait pas beaucoup d'allure. Mais c'était un logement.» Quelques mois plus tard, voyant qu'elle est décidée à sortir de l'itinérance, La rue des femmes l'accepte de nouveau. Il a fallu trois années de travail, de thérapie et d'efforts à Sylvie pour s'en sortir. «La rue des femmes, c'est la seule place d'où je suis sortie debout, sur mes deux jambes, dit-elle. Et maintenant, j'ai un vrai logement de la Régie du logement.» L'automne dernier, Sylvie B. s'est assise à une belle table de bois dans une salle de l'Assemblée nationale. Et elle a expliqué sa vie aux députés réunis pour une commission parlementaire sur l'itinérance. «La majorité des sans-abri ont signé un bail, leur a-t-elle dit. Le bail de la déchirure. Ils l'ont signé à leur insu. Ils peuvent le signer très, très jeunes. Parfois dans le ventre de leur mère. Ce bail est d'une durée indéterminée. Malheureusement, il augmente. Et beaucoup le paient très cher. Parfois, de leur vie.»

DEUX ANS DANS LA VIE DE SYLVIE

1. Séjour à l'Auberge Madeleine. On finit pas l'expulser parce qu'elle pose un geste agressif.

2. Séjour chez une amie.

3. Séjour dans une maison de chambre.

4. Séjour à la Maison de l'Ancre, un autre organisme pour femme en difficulté.

5. Séjour dans les chambres du Réseau habitation femmes.

6. Séjour à la Maison Marguerite.

7. Arrivée à La rue des femmes.

8. Séjour en logement pendant deux mois.

9.Retour à La rue des femmes.

Tous ces séjours sont entrecoupés d'une vingtaine d'hospitalisations pour tentatives de suicide.