Sur le Saint-Laurent, les chaloupes, bateaux et pontons font constamment la navette entre la digue de la Voie maritime et les nombreuses barges amarrées au pied des grandes piles de béton du pont Champlain. Les matériaux et équipements de chantier sont débarqués sur les barges et hissés à l'aide de grues jusque sur les plateformes accrochées sous le pont.

Derrière les grandes toiles qui cachent ces chantiers suspendus entre le fleuve et les voies de circulation du pont, une petite armée de travailleurs est à pied d'oeuvre depuis des mois pour tenter de prolonger la vie utile du lien routier le plus achalandé entre la Rive-Sud et Montréal, en attendant son remplacement définitif, à la fin de 2018.

La bataille n'est pas gagnée. Les dizaines de millions de dollars pompés dans des chantiers de réfection, ces dernières années, n'ont pas suffi à stopper la progression des dommages sur cette structure minée par la rouille et les effritements de béton, selon le plus récent rapport d'inspection de l'ouvrage, daté de mars dernier.

La moitié des 100 poutres de rive, qui longent le pont de chaque côté, sont dans un état jugé «déficient». À l'intérieur de ces poutres, les câbles de précontrainte en acier «ont continué de se dégrader», malgré les travaux de renforcement déjà réalisés pour conserver l'intégrité des poutres.

La dalle de béton du pont est dans un état jugé médiocre ou déficient sur plus de 60% de sa superficie. Près de la moitié des joints de dilatation doivent être remplacés. Et sous le pont, deux piles sur trois ont besoin d'être réparées.

Selon ce rapport, «les travaux essentiels qui se sont accélérés ces dernières années en fonction de la progression des dommages ont permis de maintenir la fonctionnalité de l'ouvrage et d'assurer la sécurité des usagers. Pour l'avenir, et jusqu'au remplacement du pont, ces programmes devront être renforcés considérablement, surtout pour les poutres de rive et les dalles».

Ainsi, après avoir dépensé en tout 76 millions en 2012 et 2013, la société des Ponts Jacques Cartier et Champlain (PJCCI) prévoit en dépenser 147 millions, cette année seulement, pour assurer la sécurité du pont Champlain.

Si l'on tient compte des 125 millions en crédits déjà alloués pour l'an prochain, c'est près de 350 millions qui auront été investis dans la survie à court terme de ce pont d'ici la fin de 2015.

D'ici la fin de décembre, quand les travaux seront interrompus par le froid et les glaces, qui empêcheront toute navigation entre la Voie maritime et les chantiers suspendus au-dessus des eaux, PJCCI prévoit renforcer 43 des 100 poutres de rive du pont Champlain et réparer 14 de ses piles déficientes.

À partir de novembre, la société fédérale prévoit aussi installer un treillis modulaire sous 13 poutres, qui seront ainsi soulagées de toutes les charges s'exerçant sur elles au passage des quelque 160 000 automobiles et camions qui traversent chaque jour le pont Champlain.

Pont fermé vers Montréal

Les chantiers qui se poursuivent 24 heures sur 24 sous le pont, et qui s'étireront jusqu'en décembre prochain, ont peu d'impacts sur la circulation routière et ne créent pas d'entraves à la circulation, contrairement au «blitz» du prochain week-end qui entraînera la fermeture pure et simple du pont en direction de Montréal pendant toute la fin de semaine.

L'interruption complète de la circulation permettra de raccorder le nouveau pont de contournement de l'île des Soeurs au réseau routier existant.

La mise en service de ce pont, qui sera inauguré en direction de Montréal seulement dès lundi matin, permettra de mettre hors service le pont actuel de l'île des Soeurs, dont la vie utile est terminée.

Un second «blitz» de week-end sera nécessaire, dans la fin de semaine du 17 octobre, pour raccorder le nouveau pont de contournement au réseau routier existant en direction de la Rive-Sud.

Les chantiers invisibles

1.  Une mobilisation sans précédent

Pendant que la circulation automobile continue normalement sur le pont Champlain, sans entraves, une mobilisation de ressources sans précédent se déploie à l'abri des regards, sous le pont, où se multiplient les chantiers de réparations de poutres et de piles de béton.

Ces travaux accaparent une bonne partie du budget de réfection de 147 millions prévu pour ce pont - pour 2014 seulement - par la société fédérale Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée (PJCCI). Ils visent à préserver la fonctionnalité de ce pont en fin de vie utile jusqu'à son remplacement, à la fin de 2018.

Les chantiers au-dessus de l'eau mis en place depuis le printemps sont accessibles uniquement par le fleuve, à partir d'un «camp de base» fourmillant d'activité installé sur la digue de la Voie maritime. Les travailleurs et le matériel de construction doivent transiter par bateaux jusqu'à une série de barges amarrées au pied des piles du pont, qui donnent accès aux échafaudages et aux plateformes de travail.

Des interventions diverses sont prévues sur 23 des 50 travées du pont Champlain. Elles se poursuivront jusqu'à la fin du mois de décembre.

2. Piles de béton

Au total, 67% des piles du pont Champlain sont dans un état médiocre (27%) ou déficient (40%), selon le plus récent rapport d'inspection, daté de mars dernier. «Les zones de délaminage et d'éclatement s'étendent sur 5 à 70% de la surface des fûts.» Des «fissures larges d'environ 1,5 à 3,5 millimètres» sont présentes sur plusieurs piles, et une ouverture de plus de 3,5 millimètres a même été observée. Le rapport révèle aussi que des fissures déjà réparées par injections de béton «sont ouvertes à nouveau» sur au moins sept piles de béton.

Pour remédier à ces problèmes, la société PJCCI prévoit réaliser un «réhabillage» de 14 piles d'ici la fin de l'année. L'opération se fait en trois étapes: le délaminage du béton friable à la surface des fûts (en orange sur la photo), l'installation d'armature additionnelle en acier, puis le bétonnage des fûts, qui ajoute ainsi une épaisseur de béton frais à la structure originale.

L'objectif de la société PJCCI est de faire passer de 33 à 65% le nombre des piles en bon état d'ici la fin de 2015.

3. Fibres de carbone

Malgré les nombreux travaux de renforcement réalisés dans le passé sur les 100 poutres de rive, situées de part et d'autre du pont Champlain, 50% de celles-ci sont toujours dans un état jugé «déficient» et 12% sont dans un état médiocre. «La progression des défauts dans les âmes [côtés] est de plus en plus évidente. De nombreuses fissures sont présentes le long des câbles de précontrainte», selon le dernier rapport d'inspection du pont. Des éclatements de béton laissent voir «des câbles corrodés ou sectionnés».

La société PJCCI prévoit renforcer 43 des 100 poutres de rive du pont Champlain à l'aide de fibres de carbone d'ici la fin de 2014, «afin d'améliorer la capacité de résistance en cisaillement des poutres», explique l'ingénieure Shanthi Nelliah, responsable de projets de la société PJCCI (notre photo). Des bandes verticales de fibres de carbone sont installées tout autour de la poutre, y compris en dessous, à partir des extrémités de la poutre, jusqu'à couvrir les deux tiers de sa surface (âme). «C'est dans les extrémités de la poutre qu'il y a une faiblesse en cisaillement», précise Mme Nelliah.

4. Treillis modulaire

Les poutres renforcées à la fibre de carbone feront aussi l'objet d'un ajout de post-tension horizontale, à l'aide de câbles d'acier horizontaux arrimés à chaque extrémité des poutres, puis mis sous haute tension. Cet ajout de post-tension horizontale sur chaque poutre vise à la renforcer en flexion (de haut en bas).

Ces travaux majeurs de renforcement ne suffiront toutefois pas, dans plusieurs cas, à assurer l'intégrité des poutres jusqu'à la mise hors service du pont Champlain, prévue pour la fin de 2018.

La société PJCCI prévoit donc que 13 poutres déjà renforcées de post-tension et de fibres de carbone seront aussi supportées à l'aide de treillis modulaires en acier semblables à celui qui a remplacé la super-poutre au printemps dernier. L'installation de ces 13 treillis est prévue d'ici la fin de 2014, mais elle n'a pas encore commencé; elle ne peut pas être mise en oeuvre avant que les autres travaux de renforcement soient terminés.

«C'est très ambitieux, reconnaît l'ingénieure de PJCCI. Les entrepreneurs travaillent très fort et les quarts de travail couvrent 24 heures par jour. C'est ambitieux, mais on pense y arriver.»