Les employés des pénitenciers vivent souvent des idylles illicites avec des détenus parce qu'ils ne sont pas assez formés ou encadrés pour prévenir ce genre de dérapages, que les autorités préfèrent taire.

C'est le message livré en entrevue par Philippe Bensimon, ex-chercheur de Service correctionnel Canada et professeur de criminologie, qui a publié l'an dernier un article recensant les dernières études et statistiques sur le sujet (1).

« L'administration a honte, elle censure et vous dira que c'est un phénomène mineur. Mais aucun pénitencier et aucun bureau de libération conditionnelle n'est épargné. Cela se produit au moins une ou deux fois par an dans chacun d'entre eux », affirme le professeur Philippe Bensimon, qui a enseigné environ 20 ans aux universités d'Ottawa et de Montréal.

Dans les cinq pénitenciers québécois où il a travaillé pendant 15 ans, le criminologue a personnellement eu connaissance de plus de 20 cas, jamais médiatisés, dit-il. La gardienne d'un atelier de chaussures a par exemple été filmée en train de faire une fellation à un détenu.

Une psychologue sénior, mère de famille, remettait des lettres d'amour et des sous-vêtements parfumés à un homme incarcéré dans son établissement à sécurité maximale, illustre aussi le chercheur. Tandis qu'une enseignante entretenait des relations épistolaires indécentes avec plusieurs des détenus auxquels elle donnait des cours.

Impossible, toutefois, de se cacher longtemps dans un milieu aussi fermé. 

Parfois, des détenus dénoncent un camarade par jalousie. « Certains individus ont même un malin plaisir à séduire une employée pour ensuite la dénoncer », explique le professeur Bensimon.

Il arrive aussi que des collègues ou la famille de l'employé fautif sonnent l'alarme.

Dans tous les cas, il est facile de retrouver des objets compromettants ou des vidéos, dit-il. « Les employés oublient même les caméras, car la routine tue la vigilance. »

DES MILLIERS DE CAS

D'après ses recherches, 4 % des employés du système carcéral sont touchés par ce phénomène aux États-Unis, où l'on consigne des milliers de cas chaque année, et où il s'agit d'un crime.

« Au Canada, c'est différent. Pour qu'il y ait des poursuites, il faut qu'il y ait eu contrebande d'armes, de drogue, de téléphone ou bien une évasion », précise le criminologue. Dans pareils cas, la sécurité de tous les employés et du public est mise en péril (voir trois exemples québécois ci-dessous).

Autrement, les autorités proposent aux fautifs de quitter leur poste sans faire de vagues, dit le chercheur. Ils sont généralement bannis de la fonction publique et parfois radiés de leur ordre professionnel.

« Ça engendre aussi des catastrophes humaines incroyables, un tsunami. Des familles éclatent, c'est l'opprobre. Et dans la quasi-totalité des cas, la relation qui a tout déclenché ne se poursuit pas à l'extérieur des murs. Une fois le détenu libéré, quand le danger et l'interdit n'y sont plus, elle éclate très vite. »

SURTOUT DES FEMMES

La grande majorité des employés qui entretiennent de telles relations illicites sont des femmes, constate le criminologue, ce que confirment les statistiques américaines.

« Elles occupent des postes de professionnelles ou de cliniciennes et ce rôle augmente les risques, explique-t-il. Quand tu travailles avec des gens qui n'ont plus rien, qui manquent d'affection, qui doivent ouvrir leur âme en entrevue, ça crée des liens. »

« Quand des détenus leur disent : "Si je vous avais connue il y a 10 ans, je ne serais pas ici aujourd'hui", certaines sont convaincues de remplacer la mère que l'individu n'a jamais eue, qu'elles peuvent le changer », dit le criminologue Philippe Bensimon.

Les employées en cause s'amourachent surtout des cas lourds, incarcérés longtemps, précise le professeur. Car c'est avec les années que les liens se tissent. « Sur 100 ou 1000 détenus, il y en a toujours qui sortent du lot, qui sont très intelligents ou très beaux », dit-il.

En général, les fautives sont très attirées par les délinquants - un phénomène nommé hybristophilie, qui explique aussi que des femmes s'éprennent à distance de tueurs en série ou de criminels violents. « Il y a comme un réflexe d'attirance pour le mal, synonyme d'aventure, pour balayer la fadeur du quotidien », dit le professeur Bensimon.

« Certaines sont dans une passe douloureuse, se sentent dévalorisées ajoute-t-il. Cela les rend vulnérables, parce que les détenus, privés de présence féminine, idéalisent les femmes. »

PRÉVENIR LES GLISSEMENTS

« Même si ces relations sont inacceptables, il ne faut surtout pas leur jeter la pierre, plaide le criminologue. Personne n'est fait pour être incarcéré ni pour travailler avec des gens incarcérés. »

« Commencer à penser à un détenu, à s'inquiéter pour lui, à avoir envie de le voir peut arriver à tout le monde. L'important, c'est d'en parler avant qu'il y ait un glissement. Mais en parler à qui ? C'est impossible avec le tabou actuel. »

Le chercheur souhaite que les autorités se montrent plus vigilantes lors du recrutement, pour repérer les candidats à risque, et qu'elles forment et encadrent mieux ceux qui seront embauchés. Il ne faut surtout pas écarter les femmes des pénitenciers, dit-il, « parce qu'elles sont souvent capables de composer avec certains types de situations de crise explosives que la majorité des hommes n'arriveraient pas à résoudre ».

Une étude de l'Université de Toronto publiée en 2011 recommandait aussi une meilleure formation.

Par courriel, Service correctionnel Canada a confirmé n'avoir aucune donnée « quant au nombre de relations inappropriées entre employés et détenus ». Mais il assure que les agents correctionnels subissent une évaluation psychologique avant d'être embauchés et reçoivent une formation « sur l'établissement de limites professionnelles, les comportements de manipulation possible dans leur rapport avec les délinquants [et] les conséquences importantes si ces limites ne sont pas respectées ».

(1) « Un phénomène tabou en milieu carcéral : l'hybristophilie ou les relations amoureuses entre détenus et membres du personnel », Délinquance, justice et autres questions de société, 2016

Trois cas

DE L'AUTRE CÔTÉ DES BARREAUX

Une ex-cadre de la prison de Saint-Jérôme âgée de 44 ans est passée de l'autre côté des barreaux pour sept ans, l'an dernier, après s'être amourachée d'un détenu et l'avoir aidé à faire entrer de la drogue dans deux établissements. D'après les médias ayant couvert le procès, Jackie Simard a même laissé le détenu Mario Bérubé en consommer dans son bureau, où ils auraient eu des relations sexuelles.

RENDEZ-VOUS DANS UN MOTEL

À Québec, une agente correctionnelle de 44 ans s'est éprise d'un résidant de sa maison de transition, par ailleurs désigné « délinquant dangereux » et reconnu coupable d'une double tentative de meurtre dans une affaire conjugale. Annie Galibois avait donné rendez-vous à Éric Arsenault dans un motel et menti aux agents venus vérifier s'il s'y trouvait. Après avoir été reconnue coupable d'entrave à leur travail, elle a déclaré qu'elle n'était pas la première employée à avoir une histoire avec un délinquant, disant que c'était « très régulier ».

FRAÎCHEMENT LIBÉRÉ

En 2013, une agente correctionnelle de la prison de Bordeaux a remis sa démission après avoir été vue en train d'embrasser un prisonnier tout juste libéré. Leur étreinte est survenue dans une station-service voisine de l'établissement. L'affaire avait été rapportée dans Le Journal de Montréal.