La mauvaise nouvelle attendait Jason Hunter à son retour de vacances, fin juillet. C'est là qu'il a appris que l'usine Ford où il travaille depuis 12 ans allait abolir 500 postes à son atelier de carrosserie et de peinture d'Oakville, en Ontario.

Personne ne s'y attendait. « Encore au début de l'été, il était question d'ajouter un quart de travail à notre usine de montage », se souvient M. Hunter.

Mais la flambée des prix du brut a frappé fort. L'usine d'Oakville fabrique des modèles énergivores dont les ventes se sont effondrées. Résultat : au lieu d'embaucher, Ford négocie aujourd'hui des centaines de retraites hâtives.

Une humeur morose règne dans l'usine dont les bâtiments monochromes longent l'autoroute 403, à une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Toronto. « Cette fois, j'y ai échappé, mais à la prochaine vague, je risque d'y passer moi aussi », s'inquiète Jason Hunter.

Car cet homme de 34 ans, père de deux jeunes enfants, voit l'avenir dans des couleurs sombres. « Ford peut fermer son usine du jour au lendemain, alors moi, j'essaie de rembourser mon hypothèque le plus vite possible, au cas où. »

Oshawa, St. Catharines, Windsor, Oakville : le mauvais sort s'acharne sur ces villes du sud de l'Ontario et de la région de Toronto, où les usines réduisent leurs activités quand elles ne mettent pas carrément la clé sous la porte. Tout récemment, le constructeur de tracteurs John Deere a annoncé la fermeture de son usine de Welland, près de Niagara. Ce sont 800 autres emplois qui s'envoleront en fumée dès le printemps.

« L'Ontario saigne », écrivait cette semaine le Globe and Mail. La blessure est profonde : en cinq ans, la province a perdu 235 000 emplois dans le secteur manufacturier.

« Chaque jour, on ouvre le journal et on apprend que de nouveaux emplois ont disparu », se désole Gary Beck, président de la section locale des Travailleurs canadiens de l'automobile. Résultat : pour les Ontariens, la principale préoccupation dans cette campagne électorale, c'est l'économie, constate John Wright, de la firme Ipsos Reid.

Batailles féroces

Ce climat d'incertitude afflige plusieurs circonscriptions du 905 - le code téléphonique de la grande banlieue de Toronto, où les conservateurs doivent faire des gains marqués pour pouvoir former un gouvernement majoritaire.

Ce n'est pas un hasard si, trois jours avant de déclencher les élections, le premier ministre Stephen Harper a offert 80 millions de dollars pour relancer l'usine Ford de Windsor, fermée l'an dernier.

Les autres partis accourent eux aussi au chevet de ce Sud ontarien anémié par la débandade de l'industrie automobile.

La semaine dernière, les libéraux ont dépêché le numéro 2 du parti, Michael Ignatieff, dans Whitby-Oshawa, à l'est de Toronto. Lui aussi a promis d'investir dans l'usine Ford, en plus de faire miroiter un projet de voitures hybrides chez GM.

Il faut abolir les déductions fiscales des compagnies et financer des programmes de formation, a fait valoir Jack Layton, de passage à Welland il y a une dizaine de jours.

Quel message est le plus porteur dans ces villes ébranlées par le naufrage industriel ?

Voter ABC

« Je n'aime ni les conservateurs ni les libéraux, mon parti c'est le NPD », laisse tomber un ouvrier en bleu de travail à la sortie de l'usine d'Oakland.

Mais les sympathies naturelles ne suffisent pas pour guider la main sur le bulletin de vote, le jour du scrutin. Jason Hunter et son collègue Iain Fleming aimeraient bien appuyer un candidat néo-démocrate. Mais dans leur circonscription, le NPD n'a aucune chance. Voter orange, c'est diviser les votes, et donc aider les conservateurs.

Alors, tous deux donneront leur voix aux libéraux. « Moi, je vote ABC, Anything But Conservative », explique Iain Fleming, faisant référence à la directive du premier ministre de Terre-Neuve, Danny Williams, qui appelle les électeurs à voter pour empêcher l'élection d'un candidat conservateur.

Dans les usines menacées, Stephen Harper a une pente abrupte à remonter. « Nous avons fait plusieurs démarches auprès du gouvernement depuis deux ans », dit le leader syndical Gary Beck. Il reproche au ministre des Finances, Jim Flaherty, de l'avoir envoyé paître. « Maintenant, ils viennent nous donner des millions pour acheter nos votes », dénonce Gary Beck.

« Quand Stephen Harper est venu dans notre circonscription, peu après l'annonce de la fermeture de John Deere, il s'est contenté de parler des dangers des cigarillos aromatisés ! Il n'est pas sensible à nos problèmes », dénonce Malcolm Allen, candidat néo-démocrate dans Welland.

Ce manque d'empathie pousse de nombreux travailleurs à voter pour le NPD ou les libéraux. Dans Oakville, où la députée libérale Bonnie Brown a gagné par une marge infime en 2006, le candidat conservateur Terence Young a pourtant de bonnes chances de l'emporter le 14 octobre.

Le vote de la colère

L'ancien député conservateur provincial Terence Young promène sa chevelure blanche dans le quartier bordant la rue Kerr, où il tient un « centre communautaire » depuis qu'il a été choisi pour représenter les conservateurs fédéraux dans Oakville.

C'est un quartier modeste, avec de petites maisons et des vélos d'enfants jetés de travers devant les entrées. Un électeur indécis écoute le candidat avant de lui exposer son dilemme.

« Je pourrais voter pour vous, mais j'ai peur d'un gouvernement conservateur majoritaire. J'aime bien le NPD, mais peut-il diriger un pays ? Et la taxe que les libéraux veulent imposer sur le carbone, pas sûr que ce soit très bon pour l'économie », tergiverse-t-il.

Marty a 34 ans, il travaille dans une entreprise qui organise des expositions commerciales dans le secteur de l'automobile. « Tous les jours, nous nous demandons si nous aurons encore un emploi l'an prochain », confie-t-il.

En cas de crise économique, la population peut réagir en blâmant le gouvernement pour ses problèmes. Mais ce phénomène ne s'est pas produit cette fois, du moins pas pour l'instant, constate Derek Leebosh, de la firme Environics. « Les Canadiens n'attribuent pas les problèmes économiques au gouvernement sortant », constate-t-il.

Selon Paul Adams, de la firme Ekos, la crise économique de l'Ontario profite à deux partis : aux conservateurs, qui bénéficient de leur expérience gouvernementale, et au NPD, qui canalise « la colère de ceux qui sont fâchés contre le système ».

Entre l'image de sérieux dégagée par les conservateurs et la compassion que semblent éprouver les néo-démocrates, les libéraux peinent à faire entendre leur message économique. Et c'est assez pour ajouter quelques taches bleues sur la carte politique du 905.