Ils en prenaient soin depuis la prématernelle, mais un élève musulman de 5e secondaire s'est rapidement transformé en dangereux suspect de terrorisme aux yeux de son école lorsqu'une surveillante a entendu le mot «sauter» sortir de sa bouche. Un imbroglio qui a fait dérailler sa vie. Voici son histoire, en quatre déclarations.

«Il ne sait pas pourquoi il a été arrêté»

Ahmed* poursuit son ancien collège de l'ouest de Montréal parce qu'une employée aurait erronément compris - et rapporté - qu'il voulait faire «sauter l'école», ce qui a mené l'établissement à porter plainte à la police et à l'expulser. Trois témoins et lui assurent qu'il a plutôt fait une blague sur le fait de «sauter» en bas d'une mezzanine du Collège Charlemagne s'il obtenait une mauvaise note.

Ses projets de cheminement scolaire ont volé en éclats 36 heures plus tard, le soir du 14 octobre 2015. Des policiers sont débarqués au domicile familial pour lui passer les menottes aux poignets, avant qu'il n'ait pu s'expliquer ou que sa mère ait été avisée de la situation, selon la poursuite intentée par la famille.

«Le jeune nous dit qu'il ne sait pas pourquoi il a été arrêté», a indiqué l'enquêteur dans un rapport rédigé le soir même.

Accusé au criminel pour «menace», l'adolescent a été rapidement acquitté en janvier 2016, la Couronne n'ayant aucune «preuve à offrir» au tribunal.

Le Collège Charlemagne, situé dans l'arrondissement de Pierrefonds-Roxboro, est l'une des écoles secondaires les mieux cotées du Québec. La direction refuse de s'exprimer publiquement sur le dossier. Il en coûte plus de 4000 $ par année pour y envoyer son enfant.

L'adolescent, âgé de 16 ans au moment des faits, est convaincu d'avoir été victime de « considérations raciales et religieuses discriminatoires » de la part de son école.

«On méritait un appel»

La famille réclame maintenant plus de 75 000 $ au Collège Charlemagne devant la Cour du Québec pour les dommages causés par sa «plainte policière infondée».

«Je vous ai fait confiance, je vous ai confié mon fils. [Le Collège] m'a trahie [et] a trahi Ahmed. Je crois qu'on méritait un appel», a déploré sa mère d'une voix troublée par l'émotion. Elle a accepté de réaliser une entrevue au nom de la famille. «C'est ça qui m'a fait le plus mal. Je ne l'oublierai jamais. Je crois que c'est l'événement le plus triste dans ma vie.»

Ahmed fréquentait l'école depuis 13 ans : il y était inscrit dès la prématernelle, à 4 ans.

«Pourquoi ne pas voir avec les enfants présents ce qui s'est dit? Pourquoi ne pas m'appeler et appeler Ahmed?», a ajouté sa mère, Québécoise d'origine marocaine au pays depuis une vingtaine d'années. «Par contre, la police, elle, a été appelée.»

La mère décrit sa famille comme un «modèle d'intégration» : «J'ai un chum québécois. J'ai même voté pour Pauline Marois!»

«Tu prends tes sous et tes économies et tu les donnes à une école toute ta vie. Et cette école ne prendra pas le soin de questionner l'enfant avant d'appeler la police?», a dénoncé son conjoint au cours de la même entrevue. «C'est un dommage considérable pour quelque chose qui a été mal compris par une surveillante.»

«Il aurait lu le Coran»

La Presse a obtenu une copie de la plainte formulée à la police juste avant l'arrestation d'Ahmed par la directrice de l'école, la surveillante témoin des propos en cause et un autre surveillant.

Deux d'entre eux rapportent l'attitude «low profile» d'Ahmed depuis le début de l'année, «comme s'il n'avait rien à perdre», écrit la directrice générale Julie Beaudet. «Il aurait lu le Coran cet été», ajoute-t-elle dans sa déclaration, sans davantage de précisions.

Mme Beaudet rapporte aussi qu'un troisième surveillant l'aurait entendu évoquer le nom d'«Al-Qaïda», le 13 octobre 2015, le jour de l'imbroglio. L'incident se serait clos rapidement et n'a pas été rapporté avant le lendemain, lorsque le surveillant a été informé de la présumée menace de faire «sauter l'école».

Trois élèves qui participaient à cette conversation ont été interrogés par l'avocate qui représentait Ahmed dans sa cause criminelle. Ils confirment tous la version du jeune homme : une blague à propos d'un saut dans le vide en raison d'un résultat scolaire décevant. «Ce n'était pas un contexte sérieux», affirme l'un d'eux. Quatre élèves de minorités ethniques ont aussi rapporté des incidents avec la même surveillante, qu'ils attribuent à du racisme de sa part.

«Il était démotivé»

L'événement a eu un impact dévastateur sur la vie d'Ahmed, assure sa mère, d'autant plus qu'il a été expulsé de l'établissement d'enseignement qu'il fréquentait de façon continue depuis la petite enfance.

«Il pleurait. Il disait : ‟ils m'ont trahi, l'école m'a trahi", a-t-elle rapporté. Il a quitté l'école, il a quitté ses amis, il était démotivé.»

Ahmed, athlète de haut niveau, espérait pouvoir intégrer une université américaine en septembre 2016. Mais son expulsion «a directement mis fin à tout contact ou correspondance avec des universités américaines qui le courtisaient», écrivent ses avocats dans la poursuite contre le Collège Charlemagne. Il est passé «du jour au lendemain d'un étudiant ayant une très belle réussite scolaire à un adolescent arrêté par la police au vu et au su de tout son voisinage».

Il fréquente maintenant un cégep de Montréal. Il n'a pu intégrer un programme en sciences de la nature comme prévu, parce que l'école secondaire publique qui l'a accueilli pour la fin de sa 5e secondaire n'avait plus de place disponible en chimie, indique la poursuite.

Le Collège Charlemagne a demandé à la justice que le Service de police de la Ville de Montréal - par l'entremise de la Ville de Montréal - soit aussi appelé à répondre de ses actes face à la poursuite. L'établissement reproche aux policiers « de ne pas avoir considéré tous les éléments pertinents » avant d'arrêter Ahmed. La justice tranchera dans les prochains mois sur cet aspect du dossier.

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* La Presse ne peut identifier l'adolescent ou ses parents en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents.