Deux cent soixante salons de massage érotique. Vingt-six bars de danseuses. Vingt et une agences d'escortes. Les Montréalais ne manquent pas d'endroits pour assouvir leur appétit sexuel, selon une nouvelle étude obtenue en exclusivité par La Presse.

La Concertation des luttes contre l'exploitation sexuelle (CLES) a relevé pas moins de 420 adresses offrant des services sexuels dans le Grand Montréal, dont 348 dans l'île elle-même.

« Cela montre la facilité avec laquelle l'industrie du sexe peut s'afficher et opérer en toute impunité. Jour après jour, il y a des femmes qui sont exploitées sexuellement dans ces lieux », dénonce Diane Matte, fondatrice de la CLES.

Il est loin d'être impossible que des clients s'offrent les services de femmes victimes de traite sans même s'en rendre compte, confirme Dominic Monchamp, sergent-détective au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

« La traite de personnes, dans la conception populaire, c'est des femmes séquestrées, dit-il. Mais quand on t'a mis un gun dans la bouche et qu'on t'a dit : "Tu fais ça, sinon je te tue", les chaînes deviennent invisibles. »

Sans aller jusqu'à la traite, près de 80 % des prostituées disent avoir été exploitées à un moment ou l'autre, rappelle le détective. Peu de femmes s'en sortent indemnes.

Mais l'industrie génère des millions, et ceux qui en profitent sont nombreux. En analysant diverses banques de données policières, le Service de renseignement criminel du Québec (SRCQ) a dénombré plus de 1500 suspects impliqués dans le proxénétisme ou la traite de personnes au cours des 10 dernières années. Certains d'entre eux ont forcé plus d'une femme à se prostituer.

Ces chiffres confirment que « l'exploitation commerciale du sexe constitue une industrie bien implantée au Québec », conclut le rapport du SRCQ, qui fait pour la première fois le portrait quantitatif du proxénétisme et de la traite dans la province.

Une industrie en expansion ?

En 2011, la CLES avait recensé 339 lieux du vice dans la région métropolitaine. Impossible toutefois d'affirmer avec certitude que l'industrie du sexe y est en expansion, tant il s'agit d'une industrie mouvante et clandestine. 

Cela dit, le tiers des commandants de postes de quartier du SPVM disent avoir observé une augmentation du nombre de salons de massage douteux ou une présence accrue d'activités de proxénétisme, selon un rapport préliminaire du SPVM sur la prostitution, que La Presse a obtenu.

Dans un salon près de chez vous

Pendant de longs mois, les chercheuses Chantal Ismé et Geneviève Szczepanik, de la CLES, ont sillonné les rues de la métropole, navigué sur l'internet et épluché les petites annonces des journaux pour dresser la liste de ces lieux du vice.

« Ce que nous avons trouvé, ce sont les commerces qui s'affichent ouvertement, dit Mme Ismé. Or, on sait que l'industrie du sexe est très souterraine. C'est ce qui m'effraie peut-être le plus dans ces chiffres : il ne s'agit que de la pointe de l'iceberg. »

Même incomplète, la carte des lieux répertoriés montre à quel point l'industrie s'est infiltrée dans tous les quartiers de Montréal et de sa banlieue. « Elle étend ses tentacules, dit Mme Ismé. Elle est partout, même à côté de chez vous. »

Les salons de massage

Ce sont les nouveaux bordels. Ils ne font l'objet d'aucune surveillance policière. Ils sont considérés comme de simples établissements de « soins personnels » par la Ville de Montréal. Les clients peuvent même y obtenir un reçu pour assurances !

Résultat : c'est l'explosion. On compte au moins 260 salons de massage érotique à Montréal. La Ville délivre des permis comme s'il s'agissait de salons de coiffure. Et personne ne semble se soucier de ce qui se passe derrière leurs épais rideaux.

« N'importe qui peut improviser un salon de massage. Tout ce qu'il faut, c'est deux petites pièces, un matelas et une table. Comme il est très difficile de surveiller ce qui s'y passe, c'est un lieu propice à la traite des femmes migrantes », s'inquiète Sandrine Ricci, chercheuse féministe à l'Université du Québec à Montréal.

« C'est un constat », dit en soupirant l'inspectrice-chef Johanne Paquin, responsable du dossier prostitution au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). « Il y a plus de salons de massage qu'ailleurs. La réglementation municipale joue pour beaucoup. Il y a de l'énergie à mettre là-dessus. Il faut une volonté pour freiner ce développement. »

D'ici peu, le SPVM compte recommander aux élus municipaux de resserrer les règles d'attribution de permis aux salons de massage, a appris La Presse. « Quand on accorde un permis d'exploitation à un commerce, il faut être capable de contrôler ce qui se passe à l'intérieur, dit Mme Paquin. Ça prend des inspecteurs. »

La députée fédérale Maria Mourani a souvent plaidé la cause auprès des élus, sans succès. « Plusieurs grandes villes canadiennes ont réglementé ces pratiques, dit-elle. Jusqu'à présent, Montréal n'a rien fait. Les permis rapportent du pognon à la Ville. J'ai l'impression que les gens ne réalisent pas le problème. »

Depuis juillet, l'arrondissement de Villeray-Saint-Michel-Parc-Extension tente d'enrayer le fléau en limitant l'ouverture de commerces de soins personnels sur son territoire. Une mauvaise idée, estime Sylvie Bédard, présidente de la Fédération québécoise des massothérapeutes. « De telles règles vont faire mal à notre profession. On retourne 25 ans en arrière ! »

Une meilleure solution serait de créer un ordre professionnel des massothérapeutes, qui encadrerait fermement le métier. « Force est de constater que l'autorégulation ne fait pas le travail, dit-elle. La création d'un ordre permettrait de séparer le bon grain de l'ivraie. »

Avant tout, le public doit prendre conscience du problème, dit Lynn Dion, du centre jeunesse Batshaw. « Si vous utilisez ces salons, pensez-y. Il y a une femme exploitée là-dedans. Ce ne sont pas les clients qui vont porter plainte. Pour la Ville, les permis sont payants, mais se soucie-t-on de ce qui s'y passe vraiment ? »

Photo tirée d'une vidéo, La Presse

Les bars de danseuses

« Ce n'est plus comme avant. »

Nostalgique, l'homme d'affaires Peter Sergakis se remémore ses premiers pas dans le monde des bars de danseuses à Montréal. Une époque définitivement révolue. « Il y a 35 ans, les femmes montaient sur le stage et dansaient à bonne distance des clients. Mais en 1999, la Cour suprême a plus ou moins légalisé les danses à 10 $. C'est là que les clubs ont commencé à tomber. »

Peu à peu, l'ambiance a changé. Les filles et les clients aussi. Pour espérer faire de l'argent, les danseuses passent aujourd'hui le plus clair de leur temps dans l'isoloir. Et n'ont pas le choix de se faire tripoter. C'est plus glauque. Plus désespéré.

« Les clubs, ça marche de moins en moins, à cause des agences d'escortes qui poussent partout et des salons de massage, qui sont tolérés par la Ville de Montréal », dit M. Sergakis, propriétaire des Amazones et du Montreal Strip Club.

Menacés d'extinction, les bars de danseuses ? Sans doute. Reste que leur réputation dépasse les frontières du Québec - et attire des clients de tous les coins de l'Amérique du Nord.

À Montréal, mais aussi en région, près de la frontière américaine, les « bars à gaffe » offrent aux clients un menu complet de services sexuels, prodigués par les danseuses dans des isoloirs fermés ou, carrément, dans des chambres.

« Nos bars de danseuses, ce sont des bordels, tranche Pascale Philibert, du centre jeunesse de la Montérégie. Quand des camionneurs québécois visitent des bars dans l'Ouest canadien, ils se font avertir : ils n'ont pas le droit de toucher. Il n'y a qu'au Québec que c'est aussi délabré. »

Le propriétaire d'un bar de danseuses en région confirme que la prostitution n'est jamais bien loin. « Il s'en passe sûrement dans mon bar. Il s'en passe même chez Parée. Une fille qui a deux enfants qui ont faim, il n'y a pas grand-chose qui va l'arrêter. Elle va faire des choses qu'elle n'a pas envie de faire. »

Photo Bernard Brault, La Presse

« Les clubs, ça marche de moins en moins, à cause des agences d'escortes qui poussent partout et des salons de massage », explique Peter Sergakis, président de l'Union des tenanciers de bars du Québec.

Les motels

Elles l'appellent le « Motel Alley ». C'est un morne tronçon de la rue Saint-Jacques, à l'ouest du boulevard Décarie, où se succèdent motels, garages et concessionnaires automobiles.

Il y a quelques années, dans le cadre d'un projet artistique, des résidantes du centre jeunesse Batshaw (Montréal anglophone) ont photographié ces motels miteux. Une façon pour elles de raconter leur séjour, atroce, au fond du baril.

L'intervenante Lynn Dion en a été bouleversée. « Les esclaves sexuelles, elles se retrouvent dans ces motels-là. Ce sont des biens endommagés, des filles pas payantes, qui ont des maladies vénériennes ou qui ne prennent pas soin d'elles. »

Pourtant, même dans l'abysse, il y a encore une hiérarchie entre les adolescentes. « Une fille qui se ramasse dans un certain motel se fait regarder de haut par les autres. On lui dit qu'elle ne vaut plus grand-chose. Elle se retrouve avec les weirdos. »

« Certains motels ne servent qu'à cela, confirme Annie Robert, de la Gendarmerie royale du Canada. Les pimps louent une chambre pour une semaine et la fille reçoit directement les clients à sa porte, aux heures. »

Les visiteurs qui échouent dans ces motels sans connaître leur véritable vocation en sont quittes pour une nuit blanche - et une bonne frousse, à en croire les critiques acerbes de voyageurs sur le site web de l'agence TripAdvisor.

L'un d'eux décrit « l'horreur dans la chambre 112 ». Jusqu'à 5 h du matin, il a été terrorisé par des hurlements, des coups et des grondements. La tête enfouie dans l'oreiller, il a prié toute la nuit pour ne pas recevoir une balle perdue. « J'aurais eu peur que le plafond ne s'effondre s'il n'y avait pas eu un poteau de striptease pour le retenir. »

Les condos du centre-ville

Le plus gros roulement a lieu pendant les heures de bureau. Installées dans les condos en vogue du centre-ville de Montréal, les filles reçoivent des clients à la chaîne. « Entre 11 h 30 et 14 h, les clients se succèdent aux 30 minutes », raconte Jules*, administrateur d'un complexe résidentiel au coeur de la métropole.

Au début du mois de juin, en plein Grand Prix, Jules a contacté les policiers pour faire évacuer trois femmes asiatiques qui recevaient des clients dans un de ses appartements. C'était la deuxième fois en six mois que cela se produisait dans le complexe.

« Des proxénètes louent des condos et font travailler les filles comme des esclaves. Elles ne sortent presque jamais. À peine ont-elles le droit d'aller s'acheter de quoi manger une fois par semaine », raconte Jules.

À l'ère de l'internet, la prostitution de rue a presque disparu. Les agences d'escortes ont leurs propres sites web, où elles vantent en détail les charmes de chacune de leurs « demoiselles ».

« C'est facile de louer un condo 1500 $ par mois et d'y faire travailler trois filles qui rapportent 4000 $ par jour, dit Jules. C'est pour cela qu'il y en a de plus en plus. Depuis cinq ans, les agences d'escortes se multiplient sur internet. Il y en a partout, c'est l'horreur. »

Par deux fois, la police a chassé les proxénètes sans procéder à leur arrestation, « balayant le problème à la porte d'à côté », selon Jules.

Dans un récent rapport de l'Institut de recherches et d'études féministes, Luc*, ancien propriétaire d'une agence d'escortes, en énumère les avantages : « C'est beaucoup plus facile qu'un business standard, tu n'as pas de gouvernement, pas de papiers, pas de rapport de TPS, pas de bilan à faire, rien. Tu as juste les annonces à payer. »

*Les noms ont été modifiés