Le gouvernement Marois va semer la pagaille dans le réseau de la santé s'il va de l'avant avec son projet d'interdire le port de signes religieux ostentatoires. Pour les responsables des plus importants établissements de santé au Québec, cette interdiction est «inapplicable» et entraînerait des inconvénients majeurs et des coûts importants dans l'ensemble du réseau.

C'est un cri du coeur que lance l'Association québécoise d'établissements de santé et de services sociaux (AQESSS) dans le mémoire qu'elle a préparé pour son témoignage à la commission parlementaire chargée d'étudier le projet de charte mis de l'avant par le ministre Bernard Drainville. Après que Québec eut déposé ses orientations en septembre, l'AQESSS avait déjà demandé que le secteur de la santé soit soustrait à l'application de la loi. Elle revient à la charge avec passablement plus d'impatience.

L'Association, qui parle au nom des 125 plus importants établissements de santé au Québec, employeurs de plus de 200 000 personnes, souligne que c'est l'ensemble des organismes publics soumis aux interdictions prévues qui auront «de sérieux problèmes» avec cette mesure. Aussi suggère-t-on «fortement» au gouvernement, avant qu'il ne mette en vigueur les interdictions, «de demander un renvoi devant la Cour d'appel du Québec pour obtenir un avis sur leur légalité». Québec avait emprunté cette voie, peu usuelle, dans sa contestation de la réforme du Sénat envisagée par le gouvernement Harper.

Un faux problème

Dans son mémoire, obtenu par La Presse, l'Association souscrit aux principes de neutralité religieuse et d'égalité des sexes prônés par le projet de loi. On cautionne aussi l'obligation d'offrir et de recevoir des services publics à visage découvert - sauf en cas de pandémie -, relèvent ces spécialistes de la santé.

Mais là s'arrêtent les approbations. Sur les demandes d'accommodements, l'AQESSS observe qu'un sondage interne «a révélé que 99% des établissements répondants n'ont pas été confrontés, au cours des dernières années, à des problèmes significatifs». Il y a eu des demandes d'accommodements, mais elles ont toujours été gérées à l'interne, sans réduire l'accès aux services. «On ne peut pas parler d'un problème, encore moins d'un problème significatif», tranche l'organisme.

C'est aussi clair pour le port de signes religieux ostentatoires: la consultation de l'AQESSS «témoigne que 100% des répondants ont mentionné l'absence de problèmes significatifs ou de plaintes en matière de port d'un signe religieux». Deux établissements ont mentionné «certaines difficultés, mais non significatives dans la mesure où il n'y a pas eu de plainte et que la situation a été résolue».

Interdiction: nombreux problèmes

Mais l'AQESSS insiste sur son «profond désaccord» quand l'État veut empêcher des citoyens d'afficher leur foi. Des impacts négatifs sur le personnel sont à prévoir. Déjà en pénurie d'effectifs, les établissements risquent de perdre des employés précieux, «ces professionnels constituent une main-d'oeuvre éduquée, mobile et fort recherchée dans d'autres provinces ou pays».

Avec ces départs, on aura dilapidé des fonds publics parce que le Québec a consacré des montants importants à leur formation. «À quoi cela sert-il d'investir dans la formation des personnes [...] si par la suite les conditions d'emploi les incitent à quitter le Québec parce que ces conditions sont conflictuelles avec leurs préceptes religieux?», s'interroge l'AQESSS. Les interdictions prévues par le projet de loi 60 auront aussi un effet dévastateur sur la recherche; ces spécialistes sont «très mobiles» et «le Québec court le risque d'y perdre au change».

Pagaille au travail

Dans le réseau de la santé, «les gestionnaires sont inquiets des impacts du débat actuel sur les personnes qui travaillent dans leur organisation». L'interdiction du port de signes religieux «n'aidera sûrement pas au maintien d'un climat serein», prévient-on. Les mesures nécessaires pour imposer ces restrictions «risquent de perturber grandement le climat de travail», note l'AQESSS.

Les gestionnaires d'hôpitaux s'interrogent sur la vie après la Charte, sur l'obligation de congédier un employé qui n'obtempère pas aux avertissements et aux avis disciplinaires: «un organisme public n'aura guère le choix d'appliquer ces mesures». Les syndicats défendront leurs membres qui ont fait l'objet de suspensions, qu'ils soient en accord ou non avec la loi, et les établissements seront privés «temporairement ou définitivement de précieuses ressources humaines».

Tous ces litiges aboutiront en cour puisque, ultimement, les employés congédiés adresseront aux tribunaux des requêtes en nullité de la loi. «Les représentants du procureur général ne chômeront pas», observe l'AQESSS. Pire encore, avec l'engorgement du système judiciaire, ces litiges traîneront en cour et une longue période d'incertitude est à prévoir pour les employés et les établissements. Pour gérer ces congédiements, des coûts importants seront inévitables, en plus des problèmes sur les plans humain et organisationnel. Les employés en ballottage vivront un stress important, demanderont de s'absenter du travail. En somme, bien de l'énergie inutilement gaspillée «à régler des problèmes au sujet d'une question qui ne posait pas de problèmes auparavant», affirme l'AQESSS.