Elle s’appelle Canelle et travaille dans une pâtisserie. Rien que ça, c’est un peu de la poésie.

Elle vient de Bretagne, a les yeux en amande et quand on l’aperçoit derrière son comptoir rempli d’éclairs colorés, pistache-framboise, praliné-noisette ou caramel-beurre salé, on a l’impression de poser les pieds dans une chanson de Joe Dassin. Ou dans Le fabuleux destin d’Amélie Poulain.

Mais on n’est pas à Montmartre ni aux Champs-Élysées. On est en plein Centre-Sud, à Montréal. La pâtisserie française L’Éclaircie est un ovni posé rue Ontario, entre les friperies et les restos de patates frites.

Canelle Trinquart a débarqué de Bretagne en septembre pour étudier en science politique à l’UQAM. Elle a rapidement commencé à vendre des éclairs multicolores à la boutique du pâtissier montréalais Gilles Maurin, lui aussi d’origine française.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, LA PRESSE

La patisserie L’Éclaircie, rue Ontario

Au moment de sa formation, Canelle a remarqué quelque chose d’étrange, sur la caisse. Entre les espressos, les cappuccinos et les macchiatos, il y avait une touche spéciale : « Café de Pierre ». Elle a demandé à Gilles : « C’est quoi, ça, le café de Pierre ?

— Tu verras.

— Mais comment je vais le reconnaître, ce Pierre ?

— Tu verras, je te dis. Quand tu le verras, tu le reconnaîtras. »

Elle l’a reconnu, bien sûr. Pierre, c’est le « vieux monsieur gentil » qui vient chaque jour faire son tour à la pâtisserie. Celui qui sourit tout le temps. Qui s’intéresse à tout le monde. Qui connaît tous les employés par leur nom. Il sait d’où ils viennent, en quoi ils étudient, ce qui les passionne.

La première fois qu’il a vu Canelle, en entrant dans la pâtisserie, Pierre s’est exclamé avec chaleur : « Mais je ne te connais pas, toi ! Comment tu t’appelles ? Ah, tu viens de Bretagne ? C’est beau, ça, la Bretagne… »

Pierre, c’est l’enfant du quartier, le vieil homme modeste, issu d’une famille ouvrière. Veuf depuis 15 ans, il souffre peut-être un peu de solitude. La pandémie et ses confinements n’ont sans doute pas été faciles pour lui. Mais ça ne paraît pas.

Quand il pousse la porte, il illumine la pièce. Il réchauffe les cœurs. Canelle adore le voir entrer dans la pâtisserie. Il lui rappelle son grand-père, mort récemment.

« À Noël, j’étais la seule qui était restée travailler, tous les autres étaient rentrés en France. Il est venu prendre son petit café. » Il a tenté de la réconforter. « Alors, tu ne vas pas retrouver ta famille pour les Fêtes ? Ne t’en fais pas, ce n’est pas grave… »

Pierre ne prend toujours qu’un café. Les pâtisseries, il aimerait bien, mais son médecin lui a conseillé d’éviter le sucre. Le petit café de Pierre est bien ordinaire. Un americano avec un peu de lait. La maison le lui fait à prix réduit : 2 $ la tasse. D’où la touche spéciale, sur la caisse.

Gilles Maurin a ouvert L’Éclaircie il y a deux ans et demi, en pleine pandémie. Un acte de foi. Monsieur Pierre a été son premier client. Il a fini par faire partie des meubles. Il appelle les employés ses « amis français ». Parfois, il passe devant la vitrine et, sans entrer, fait un petit coucou à Canelle, derrière son comptoir.

À sa dernière visite, Monsieur Pierre avait l’air un peu fatigué. Rien d’alarmant, avait-il dit à Gilles. Il avait un peu de mal à respirer, mais c’était la saison. Le pollen…

Puis, il a cessé de venir à la pâtisserie.

Une semaine a passé. Tout le monde s’inquiétait. Ce n’était pas normal.

Mardi, quelques membres du Parti marxiste-léniniste du Québec (PMLQ) se sont présentés à la pâtisserie avec un paquet de feuilles imprimées. Pas un tract communiste. Un avis de décès.

PHOTO TIRÉE DE LA PAGE FACEBOOK DU PARTI MARXISTE-LÉNINISTE DU QUÉBEC

Pierre Chénier

Pierre Chénier avait été terrassé le 18 mai, à l’aube, par une insuffisance cardiaque aiguë. En fin de compte, le « vieux monsieur » n’était pas si vieux : 69 ans. Et puis, il était moins monsieur que camarade : Pierre Chénier était chef du PMLQ, dont les bureaux se trouvent rue Ontario, à deux pas de L’Éclaircie.

Il était militant à l’UQAM quand il s’est joint au parti, en 1975. Contrairement à la très, très vaste majorité de ses camarades étudiants de l’époque, il y est resté. Toute sa vie. Il a été chef imprimeur pour la presse du parti. Il a été journaliste pour Le Marxiste-Léniniste et le Forum ouvrier.

Grand mélomane, il a aussi été disquaire. Le redoutable critique de musique classique de La Presse, Claude Gingras, disparu en 2018, « se fiait à Pierre pour savoir quelle interprétation d’une œuvre choisir », raconte son amie de longue date Geneviève Royer, une dirigeante du PMLQ.

Au-delà de la politique, Pierre Chénier était un homme éminemment gentil. « Il apportait une attention immense aux êtres humains qui l’entouraient », dit son amie, qui ne s’étonne pas de la réaction des gens du quartier. « Tout était toujours digne d’intérêt pour Pierre. »

À L’Éclaircie, on encaisse le choc.

Canelle Trinquart en a parlé sur Twitter. Quelques lignes, belles et tristes. La vie, la mort. Une histoire banale, au fond. Pourtant, elle a touché les cœurs : en deux jours, l’enfilade a été vue plus de trois millions de fois ! Les « amis français » de la rue Ontario ont reçu tant de commentaires qu’ils ont décidé de rendre hommage à Pierre Chénier, à leur manière.

« Pendant tout le mois de juin, nous vendrons des cafés à 2 $ et nous verserons l’argent récolté à un organisme de charité, dit Gilles Maurin. Pierre aurait aimé ça. Il a toujours voulu que ça fonctionne pour nous. Je pense que ça lui aurait vraiment fait plaisir. »

Pierre ne sera pas oublié, assure Canelle. « La touche sur la caisse, promis, on ne la supprimera pas. »