Le chemin Roxham n’a jamais été « ouvert ». Il faut se rendre sur place pour comprendre. L’endroit où des milliers de migrants ont traversé la frontière depuis 2016 était un croisement entre un champ de patates, un no man’s land et une arrière-cour d’écurie.

Pour beaucoup, ce petit chemin de terre était la route de l’espoir, souvent après un long et âpre voyage à travers l’Asie, la Méditerranée, les Amériques. Ceux qui l’empruntaient des États-Unis vers le Canada savaient que la distance à parcourir à pied était courte, qu’ils allaient être appréhendés par la Gendarmerie royale du Canada, mais qu’ils auraient rapidement le droit de demander l’asile.

Ce qui rendait le petit chemin de Montérégie attrayant aux yeux de beaucoup, c’était justement sa prévisibilité. Une rareté sur les routes tortueuses de la migration internationale. Pas de crocodiles ou de gangs armés. Pas d’embarcation de fortune qui prend l’eau. Juste un chemin de terre et un policier au bout, plus amical que répressif.

J’écris mes premiers paragraphes au passé parce que dans la nuit de vendredi à samedi, à minuit et une minute, le chemin Roxham qui n’a jamais vraiment été « ouvert » s’est transformé en mur.

Depuis minuit une, toute personne qui n’est pas canadienne ou américaine et qui voudrait franchir la frontière entre deux postes officiels, comme au chemin Roxham, se heurtera à ce mur. Sans savoir ce qui l’attend après.

À Ottawa, vendredi, Joe Biden et Justin Trudeau se sont félicités de travailler ensemble pour assurer la sécurité des frontières et renforcer la « migration régulière ».

C’est en ces termes qu’ils ont annoncé les modifications à l’entente américano-canadienne sur les tiers pays sûrs, qui, depuis 2004, oblige les demandeurs d’asile à demander la protection dans le premier des deux pays qu’ils foulent. L’entente, qui ne s’appliquait qu’aux postes-frontières officiels, englobe maintenant les deux frontières en entier.

Les deux dirigeants y voient une manière de colmater une brèche. François Legault, lui, parle d’une « victoire » pour le Québec, qui, jusqu’à tout récemment, recevait la grande majorité des demandeurs d’asile arrivés de manière irrégulière.

Vous m’excuserez si, pour ma part, j’y vois plutôt une série d’aveuglements volontaires.

Ni M. Biden ni M. Trudeau n’ont rappelé que l’Entente sur les tiers pays sûrs était devant la Cour suprême du Canada, qui devra trancher si elle respecte la Charte des droits et libertés du pays. « Notre argument, c’est que les États-Unis ne sont pas un pays sûr où renvoyer les demandeurs d’asile et c’est sur ce point qu’un juge [de première instance] nous a donné raison », notamment à cause des conditions de détention imposées aux migrants, rappelle France-Isabelle Langlois, directrice générale d’Amnistie internationale pour le Canada francophone.

Et la situation n’est pas en train de s’arranger au sud de la frontière, où Joe Biden vient de donner un tour de vis pour restreindre le droit de demander l’asile. Selon les nouvelles règles, ceux qui n’auront pas demandé l’asile dans un pays de transit – comme le Mexique – avant d’arriver à la frontière américaine seront refoulés. Ceux qui tentent d’entrer dans le pays de manière irrégulière plutôt que d’attendre pendant des mois un rendez-vous à la frontière seront aussi exclus.

PHOTO JOSE LUIS GONZALEZ, REUTERS

Des migrants sont interceptés par les autorités américaines à la sortie d'un tunnel passant sous la frontière entre les États-Unis et le Mexique à Sunland Park, au Nouveau-Mexique.

La mesure est tellement dure qu’elle lui a valu le surnom d’asylum ban, ou « embargo sur l’asile », dans les milieux progressistes. Ce surnom fait écho au Muslim ban de Donald Trump, une mesure que le président républicain avait adoptée pour freiner la venue aux États-Unis de ressortissants de plusieurs pays musulmans.

Dans de telles circonstances, qu’arrivera-t-il aux migrants qui seront refoulés vers les États-Unis selon les nouvelles modalités de l’entente canado-américaine ? Pourront-ils demander l’asile ? J’ai passé la journée de vendredi à poser la question à des experts de l’immigration au Canada et aux États-Unis, et personne n’avait la réponse.

Autre angle mort : l’effet à long terme des nouvelles règles qui prévoient que les migrants peuvent être refoulés dans les 14 jours qui suivent leur entrée au pays de manière irrégulière. Les passeurs doivent se lécher les babines.

Combien offriront aux migrants de les aider à passer la frontière de manière clandestine – il y a du choix, la frontière canado-américaine fait 9000 km de long – pour ensuite les cacher jusqu’à ce qu’ils puissent se présenter aux autorités ? Et qui pourra déterminer si quelqu’un est sur le territoire depuis plus de 14 jours ? On ne reçoit pas un tampon dans son passeport quand on arrive dans un champ en pleine nuit.

Ça sent déjà le profit pour les exploiteurs, le danger pour les migrants et les maux de tête pour les policiers.

Et que dire d’un autre oubli sous-jacent : celui de nos obligations internationales. Depuis la Seconde Guerre mondiale, on n’a jamais vu autant d’êtres humains se déplacer pour se mettre à l’abri de la guerre, de la persécution et de cataclysmes divers. On parle de 90 millions de personnes en exil forcé.

La grande majorité trouvent refuge dans un pays voisin, mais certains atteignent l’Occident. L’an dernier, ils ont été près de 90 000 à frapper aux portes du Canada, dont 40 000 au chemin Roxham. Pas exactement la mer à boire dans un pays qui accepte bon an, mal an de 300 000 à 500 000 immigrants qualifiés.

Et rappelons-nous que nous avons signé des conventions internationales qui nous empêchent de les refouler, de les retourner à leur sort.

Longtemps, le Canada a été un modèle dans ce domaine. Le meilleur par défaut, comme je l’écrivais dans un récent dossier. Dans ce système d’immigration et de droit d’asile, il y a beaucoup de progrès à faire. Pour le rendre meilleur. Plus efficace.

Pas pour le transformer en forteresse.

Lisez le dossier « Sauver le meilleur système d’immigration au monde »