L'Occident s'islamise. Les musulmans menacent les démocraties. La guerre civile couve. Ces idées, diffusées par l'extrême droite européenne sur l'internet, au coeur du procès du tueur d'Oslo Anders Behring Breivik, trouvent aussi un écho au Québec. Portrait d'une «toile brune» tissée de part et d'autre de l'Atlantique.

«Ce qu'on voit en France, c'est ce qui va arriver ici dans 10 ans.»

Au téléphone, notre interlocutrice, Montréalaise dans la trentaine, est catégorique. Avec ses prières de rue, sa viande hallal et ses «gang rapes de Blanches par des musulmans», la France est au bord de l'implosion.

Excédée par la menace de ce qu'elle nomme «l'islam politique», cette adjointe administrative a lancé au mois de novembre le site Mouvement pour la non-islamisation du Québec et du Canada (MNIQC).

«En Europe, il n'y avait pas tant de problèmes quand les musulmans n'étaient pas si nombreux, croit celle qui préfère taire son nom. On considère que la France, c'est notre avenir, et qu'on va écoper ici de la même chose.»

Le site relaie des nouvelles et opinions sur les musulmans d'ici et d'ailleurs et est alimenté par une dizaine de personnes. Il revendique 6000 pages vues chaque mois.

«On veut titiller les gens, les sensibiliser», explique celle qui a le sentiment de mener un «combat».

Le MNIQC invite ses lecteurs à manifester le 11 mai devant les bureaux de Montréal de l'Agence canadienne d'inspection des aliments, dans la foulée du débat sur la viande hallal.

Mais on s'y défend bien d'être raciste.

«Le racisme n'a aucun rapport là-dedans. Les musulmans, ce n'est pas une race, c'est une religion. J'ai des amis de toutes les races. Mais le problème avec les musulmans, c'est qu'on ne sait pas qui est là pour faire avancer l'islam politique: ils ne le disent pas, ils attendent d'être assez nombreux. Et quand il y a une majorité de musulmans, ça devient le chaos.»

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C'est au milieu des années 2000 que des sites propageant des idées islamophobes ou judéophobes ont commencé à apparaître: Jihadwatch, Atlas Shrugs, Gates of Vienna aux États-Unis; Fdesouche, puis Riposte laïque, Le Gaulois et Résistance républicaine, en France.

«Une thématique peut donner naissance à des clones», constate le religiologue Frédéric Castel, qui s'intéresse à la blogosphère islamophobe et judéophobe.

Au Québec, MNIQC et Contre l'islamisation du Québec sont nés tout récemment, tout comme une version locale d'Altermedia.info, un site lancé par David Duke, un ancien du Ku Klux Klan.

De part et d'autre de l'Atlantique, ces sites communiquent: MNIQC fait un lien vers Français de France, tout comme Poste de veille, qui s'est imposé comme une «référence» au Québec.

«Pour Fdesouche, qui suit l'islamisation en France et ailleurs en Occident, je suis une référence pour le Québec et le Canada, c'est bien normal», estime l'auteur de Poste de veille, qui refuse de dévoiler son identité et n'a répondu à nos questions que par courriel.

Poste de veille revendique des lecteurs de toutes les origines et de toutes les allégeances politiques. Le site espère inciter ses lecteurs à «passer à l'action».

L'auteur nous explique: «Les gens partagent l'information dans leurs milieux, écrivent à leurs élus, aux journaux, créent des réseaux, surveillent ce qu'on enseigne à leurs enfants, se rendent à des conférences et posent des questions, signent des pétitions en ligne. C'est un travail de fourmi sur le terrain.»

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Ce va-et-vient de part et d'autre de l'Atlantique n'étonne pas Laurent Ozon, collaborateur de Fdesouche (200 000 pages vues chaque mois).

Sur la bannière de la page d'accueil de Fdesouche, un petit drapeau du Québec. Esprit de clocher, site qui recueille les dons pour Fdesouche, mentionne Québec sur sa bannière.

«C'est une sorte de révolution culturelle qui a lieu en France et qui rayonne au-delà des frontières», se félicite M. Ozon, joint en France.

Laurent Ozon a passé huit mois au Front national (FN), l'an dernier. Il a claqué la porte du parti après la tuerie d'Anders Behring Breivik en Norvège. Laurent Ozon avait imputé ces gestes à l'immigration musulmane, et la présidente du FN, Marine Le Pen, avait immédiatement condamné ces propos.

«Il y a une limite au multiculturalisme. Passé un certain degré, une société devient violente. Des cas comme Merah [auteur de la tuerie de Toulouse] ou Breivik, malheureusement, sont susceptibles de se reproduire de plus en plus», maintient-il.

Laurent Ozon pourfend le multiculturalisme. Son credo? «Une terre, un peuple.»

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Il y a eu la crise des «accommodements raisonnables», les débats autour des signes religieux, la commission Bouchard-Taylor.

«Les musulmans sont depuis perçus comme des orthodoxes incompatibles avec notre laïcité», regrette Paul Eid, professeur au département de sociologie de l'UQAM et membre de la chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC).

Pourtant, seulement 1,5% de la population québécoise est de confession musulmane, et les musulmans sont l'un des groupes religieux les moins pratiquants.

Mais l'effervescence médiatique créée par certains accommodements continue à entretenir une confusion.

«La population a sincèrement l'impression que le phénomène gagne du terrain. Comme rien ne semble se régler, devant l'inaction politique, la blogosphère devient la soupape idéale», dit Frédéric Castel.

Le débat sur la viande hallal, venu tout droit de l'Hexagone, est une récente illustration.

La question de l'immigration et de l'intégration, principalement des musulmans, ne semble pas encore vidée, admet le sociologue et historien Gérard Bouchard.

Mais il refuse toutefois de s'en inquiéter. «Les Québécois sont, en général, des gens modérés», dit-il.

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Pourtant, sur l'internet, le FN glane des soutiens ici aussi.

Claude*, fonctionnaire mont-réalais d'une cinquantaine d'années, est sympathisant du FN. Il regrette que le Québec n'ait pas de parti semblable.

«Le débat intellectuel ne vole pas assez haut ici», plaisante-t-il.

Selon lui, le Québec a ses «frontistes dans le placard». Lui-même milite auprès d'Option nationale, où il espère défendre l'identité nationale: il se qualifie de «laïc radical». En dépit de l'histoire récente et passée du FN, il ne croit pas que la formation soit un parti d'extrême droite.

Au Québec, la diabolisation du parti, autrefois incarné par Jean-Marie Le Pen, fonctionne, croit-il. «C'est une droite populaire. Marine Le Pen ne fera pas d'expulsion massive d'étrangers, il n'y aura pas de pogroms. Il n'y a plus d'allusions à la Seconde Guerre mondiale: c'est fini, tout ça. Elle veut préserver un art de vivre à la française. Et c'est sain.»

Les sites hostiles à l'immigration, qui propagent l'idée d'une menace musulmane mondiale, comme les réseaux sociaux, permettent de catalyser le mal-être et les mécontentements.

Facebook est un exutoire pour Éric, Montréalais de 46 ans, rencontré sur une page Facebook hostile à l'islam. Il a sa propre page: «Contre l'islamisation du Québec» (59 fans).

Il aime beaucoup Marine Le Pen et se qualifie volontiers «d'extrême droite».

«Oui, je suis radicaliste», admet-il. Il est persuadé que les musulmans «s'installent partout», abusent de l'aide sociale et se préparent à prendre le contrôle du Québec.

«Moi, la journée où je vais aller à la cabane à sucre et qu'il n'y aura pas de porc à cause des musulmans... C'est sûr, la chicane va pogner», prévient-il.

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Dans La toile brune, un livre paru au début du mois d'avril, Oyvind Strommen démontre qu'avant de tuer 77 personnes, Anders Behring Breivik s'est nourri des idées propagées sur les réseaux internet de l'extrême droite européenne et américaine. Dans son manifeste de 1500 pages publié quelques heures avant les attentats, Breivik cite notamment Jihad Watch à 64 reprises.

«Désormais, ce sont des chemises brunes issues de l'ère des technologies de l'information qui déversent leur colère sur leur clavier. Autrefois, il fallait se rendre à des réunions. À présent, on peut rentrer du travail, dîner, regarder un peu la télé, coucher les enfants, puis se connecter à l'internet et s'adonner à la haine des immigrés et des élites avec des gens qui partagent les mêmes idées que vous», écrit Oyvind Strommen.

Pour lui, les idées défendues sur la «toile brune» sont virtuelles, mais ne devraient pas être banalisées: leur potentiel de violence, lui, est bien réel.

* Il préfère taire son nom.