Au Québec, il faut vivre en ermite pour ne pas avoir entendu parler de Natasha Cournoyer, Diane Grégoire ou Julie Surprenant. Mais Tiffany Morrison? Quand ses restes ont été retrouvés au pied du pont Mercier, en 2010, rares sont les médias qui ont rapporté la nouvelle. La jeune mère de Kahnawake a été assassinée dans l'indifférence générale, comme des centaines d'autres femmes autochtones avant elle, d'un bout à l'autre du pays. Portrait d'une tragédie silencieuse.

Lisa Odjick tue le temps sur son balcon, comme figée dans le froid automnal. Son regard se perd à l'horizon d'un lac plat comme un miroir. À première vue, cette grand-mère algonquine semble parfaitement sereine. Mais au fond d'elle-même, une tempête fait rage.

Lisa Odjick ne quitte presque plus sa maison de la réserve de Kitigan Zibi, près de Maniwaki, tout au nord de l'Outaouais. Elle craint, si elle s'absente, de manquer l'appel de sa petite-fille Maisy. Un appel qu'elle attend depuis plus de trois ans.

Mais depuis plus de trois ans, c'est le silence. Un silence étouffant.

Le 6 septembre 2008, Maisy Odjick, 16 ans, et son amie Shannon Alexander, 17 ans, ont disparu sans laisser de traces. Elles se sont volatilisées en laissant tout derrière: argent, cartes d'identité, sacs à main. Et des océans de larmes.

Personne ne sait si les deux jeunes filles ont fait une fugue ou subi un sort plus funeste. La seule chose qui ne fasse aucun doute, c'est qu'elles se sont jointes au nombre des centaines de femmes autochtones disparues ou assassinées depuis 30 ans au Canada. Dans l'indifférence des médias, de la police et de la population en général.

Un meurtre aux portes de Montréal

Au Québec, il est pratiquement impossible de ne pas avoir entendu parler de Natasha Cournoyer, Diane Grégoire ou Julie Surprenant, toutes disparues tragiquement au cours des dernières années. Mais de Tiffany Morrison?

Le 18 juin 2006, la jeune femme est sortie avec des amis dans un bar de LaSalle. En fin de soirée, elle a pris un taxi pour rentrer à Kahnawake. On ne l'a jamais revue.

Elle avait 24 ans, une fille de 5 ans, la vie devant elle. «Nous avons tenté de joindre les médias et la réponse était toujours non, non et non. Toutes les portes se sont fermées devant nous», raconte la soeur de Tiffany, Melanie Morrison.

Elle est convaincue que la presse aurait réagi autrement si sa soeur n'avait pas été Mohawk. «Les gens se disent que ce n'est qu'une autre autochtone, qu'elle doit s'être saoulée et être tombée quelque part, qu'elle l'a sûrement cherché. C'est très injuste.»

Les restes de la jeune femme ont été découverts par hasard, en mai 2010, au pied du pont Mercier. Même s'il était clair, désormais, qu'elle avait été assassinée, les médias ont largement ignoré la nouvelle. Le meurtrier court toujours.

Familles laissées à elles-mêmes

À Kitigan Zibi, les policiers ont longtemps présumé que Maisy et Shannon s'étaient enfuies, restant sourds aux appels désespérés de leurs familles, qui craignaient le pire. «Nous avons insisté. Nous les avons suppliés de faire quelque chose», se souvient Lisa Odjick.

Peine perdue. Aucune récompense n'a été offerte, comme cela se fait souvent dans des cas de disparition. Pendant six mois, les dossiers étaient même séparés: celui de Maisy à la police de Kitigan Zibi et celui de Shannon, qui habitait Maniwaki, à la Sûreté du Québec.

Pendant ces premiers mois cruciaux, les deux corps de police se sont renvoyé la balle.

Laissées à elles-mêmes, les familles ont dû prendre les choses en main. «J'ai organisé des battues, dit Laurie Odjick, mère de Maisy. Avec des amis, nous avons fouillé les sentiers, marché le long de la rivière. Nous avons tout fait par nous-mêmes.»

Lisa Odjick parvient mal à contenir sa colère. «Nous avons organisé une conférence de presse pour demander de l'aide. Presque personne n'est venu. Quand c'est un enfant blanc qui disparaît, on en parle tous les jours aux nouvelles. Mais un enfant indien, ce n'est pas assez important. Nous devons supplier pour avoir de l'aide!»

Désespoir et frustration

«Dès que nous avons été informés, des démarches ont été enclenchées, comme dans n'importe quel autre cas de disparition dans la province», assure le sergent Claude Denis, de la Sûreté du Québec (SQ). Il ajoute que les dossiers des deux adolescentes ont été liés sans tarder.

Mais selon Wendy Christensen, responsable des enquêtes à la Missing Children Society, la séparation initiale des dossiers était bel et bien une erreur. «Des indices ont pu être manqués.» L'ancienne policière, qui a enquêté à Kitigan Zibi, estime que pour le reste, la SQ a fait un travail correct. «Tout parent ne sera jamais satisfait du travail des policiers tant que son enfant ne sera pas retrouvé.»

Mais le père de Shannon, Brian Alexander, n'en démord pas. «Juste parce que nous sommes autochtones, les policiers ne feront rien», tranche-t-il.

Sa vie a longtemps été embrouillée par la pauvreté, l'alcool et la drogue. Il admet avoir eu des ennuis avec la justice. Aujourd'hui, il ne sait plus vers qui se tourner pour obtenir de l'aide.

Il se sent impuissant et cela l'enrage.

Sa voix s'étrangle. «Je ne sais pas quoi faire. Chaque jour, je me réveille en pensant à ma fille, mais je ne peux pas demander de l'aide à ces maudits policiers, parce que si je le fais, ils vont braquer un fusil sur moi. Je ne peux pas leur faire confiance.»

Des proies faciles

Une nuit de décembre 2006, Kelly Morrisseau a été trouvée nue, baignant dans son sang, sur l'asphalte glacée du stationnement d'un parc de Gatineau. Poignardée à plusieurs reprises, trop faible pour dénoncer son agresseur avant de mourir.

Elle était enceinte de sept mois. Son meurtrier n'a jamais été retrouvé.

«Les gens qui commettent ces crimes savent qu'ils vont s'en tirer, parce que rien n'est fait quand une femme amérindienne est portée disparue», rage Lisa Odjick.

Selon Amnistie internationale, il est clair que des prédateurs sexuels ciblent volontairement des autochtones. «Ces actes peuvent être motivés par le racisme, ou par le sentiment que l'indifférence de la société à l'égard du bien-être et de la sécurité de ces femmes leur permettra d'échapper à la justice», lit-on dans Assez de vies volées, rapport publié en 2009.

Kelly Morrisseau avait fui la pauvreté, la drogue et la violence des rues de Winnipeg.  Tout cela l'avait rattrapée à Ottawa. À 27 ans, elle se prostituait pour survivre. Mais elle était aussi une mère qui rêvait d'un meilleur sort pour ses trois enfants.

Des êtres humains

«Quelque chose va horriblement mal dans la société quand des femmes aborigènes continuent à être assassinées et à disparaître dans l'indifférence. Il doit absolument y avoir un changement de société», dit Gilbert Whiteduck, chef du conseil de bande de Kitigan Zibi.

Il se rappelle la frénésie médiatique provoquée par l'escapade de Boomer, un lionceau qui s'est échappé dans la réserve en 2008. «Tous les médias se sont précipités ici avec leurs hélicoptères et leurs antennes satellites, et l'histoire a fait le tour du monde. Pour un petit lion.»

L'ironie n'a pas échappé à Lisa Odjick. «Aux yeux du monde, ce lionceau était plus important que deux êtres humains. Car nous sommes des êtres humains aussi, vous savez. Nous avons des droits. Nous aimons nos enfants. Nous méritons d'être traités comme les autres.»

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Tout renseignement pouvant contribuer à faire avancer le dossier de Maisy Odjick et Shannon Alexander peut être communiqué à la Sûreté du Québec: 1-800-659-4264

Une récompense de 10 000$ est offerte pour tout renseignement pouvant aider à élucider le meurtre de Tiffany Morrison. Communiquez avec les Peacekeepers de Kahnawake: 450-632-6505

Photo: Martin Leblanc, La Presse

Le père de Shannon, Brian Alexander, ne sait plus vers qui se tourner pour avoir de l'aide.